« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 23 mars 2017

L'assignation à résidence ou le Conseil d'Etat à tous les étages

La décision rendue par le Conseil constitutionnel sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC)  le16 mars 2017, Soflyan I. a été saluée par tous ceux qui s'opposent à l'état d'urgence. Le Conseil déclare en effet que les dispositions organisant la prorogation de l'assignation à résidence pendant au-delà de douze mois sur le fondement l'état d'urgence ne sont pas conformes à la Constitution. 

L'article 2 de la loi du 19 décembre 2016 prorogeant l'état d'urgence pose une règle simple : "à compter de la déclaration de l'état d'urgence et pour toute sa durée, une même personne ne peut être assignée à résidence pour une durée totale équivalant à plus de douze mois". Il est cependant possible d'y déroger dans l'hypothèse où il existe "des raisons sérieuses de penser que le comportement de la personne continue à constituer une menace pour la sécurité et l'ordre publics". Dans ce cas, la prorogation ne peut dépasser trois mois et doit être autorisée par le juge des référés du Conseil d'Etat, saisi par le ministre de l'intérieur. Comme c'est le cas depuis le début de l'état d'urgence, la levée de l'assignation à résidence peut, quant à elle, intervenir à tout moment sur la seule initiative de l'administration. On observe que cette disposition a été intégrée dans le droit commun de l'état d'urgence et figure désormais dans les deux derniers alinéas de l'article 6 de la loi du 3 avril 1955.

En l'espèce, Soflyan I. ne pouvait invoquer l'inconstitutionnalité de la procédure d'assignation à résidence, déjà déclarée conforme à la Constitution par la décision Cédric D. du 22 décembre 2015. Il a donc choisi de contester la prorogation de la mesure dont il est l'objet, c'est-à-dire concrètement sa durée. Il a reçu le soutien de la Ligue des droits de l'homme qui a présenté des observations en intervention.

L'article 66 


Le second moyen soulevé, à dire vrai très ressassé depuis le début de l'état d'urgence, réside dans l'atteinte à l'article 66 de la Constitution qui énonce que "nul ne peut être arbitrairement détenu. L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ". A la lecture de ces dispositions, on pourrait comprendre que le droit français repose sur un principe selon lequel toute atteinte à une liberté constitutionnellement garantie relève de la compétence du juge judiciaire. C'est pourtant loin d'être le cas. En matière d'assignation à résidence, comme dans d'autres domaines, le Conseil affirme qu'il s'agit d'une mesure de police administrative. Ayant pour objet de prévenir les atteintes à l'ordre public, elle est l'expression de prérogatives de puissance publique, justifiant le contrôle par la juridiction administrative.

Dans sa décision du 16 juin 1999, le Conseil constitutionnel distingue clairement la liberté d'aller et venir de la liberté individuelle, celle-ci se définissant comme le droit de ne pas être arrêté et détenu arbitrairement. Aux yeux du Conseil, la liberté individuelle est donc intrinsèquement attachée au principe de sûreté. Il en tire les conséquences dans sa décision du 9 juin 2011, dans laquelle il estime que l'assignation à résidence, en l'espèce il s'agit de la procédure visant les étrangers, ne comporte aucune privation de la liberté individuelle, quand bien même elle entraine des restrictions à la liberté d'aller et venir.

Il est vrai que, dans la même décision Cédric D. du 22 décembre 2015, le Conseil constitutionnel formule une réserve d'interprétation. Elle ne concerne cependant pas la durée globale de l'assignation à résidence, mais seulement la durée de l'astreinte obligeant l'intéressé à demeurer dans son lieu d'habitation : pour le Conseil, une astreinte supérieure à douze heures pourrait être analysée comme une atteinte à la liberté individuelle. Dans ce cas, l'article 66 pourrait s'appliquer et la compétence du juge judiciaire  être imposée. Mais, on l'a compris, la réserve d'interprétation porte sur une durée de douze heures d'astreinte et non pas sur une durée de douze mois d'assignation. Et précisément, dès lors que le Conseil n'a pas formulé ce second type de réserve en décembre 2015, on ne voit pas pourquoi il prononcerait une sanction sur ce fondement en mars 2017.

Ce n'est, en tout cas, pas l'arrêt D. rendu par le Conseil d'Etat le 11 décembre 2015 qui était susceptible de le faire changer d'avis. Certes, le juge administratif y déclare qu'une mesure d'assignation à résidence pourrait, "compte tenu de sa durée (...) prendre le caractère d'une mesure privative de liberté".. Sans doute, mais la haute juridiction administrative se prononce sur la conformité d'une assignation à l'article 5 de la Convention européenne.. Une telle décision ne peut donc avoir aucun impact sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui n'est pas plus liée par la Convention européenne des droits de l'homme que par les arrêts du Conseil d'Etat.

Le grief fondé sur la non conformité à l'Article 66 de la Constitution est donc écarté une nouvelle fois. Mais le Conseil constitutionnel est, en quelque sorte, venu au secours de la défense en lui suggérant le seul moyen utile pour obtenir une déclaration d'inconstitutionnalité. Ce moyen, soulevé d'office, a donc été communiqué à l'avocat du requérant, ainsi qu'à celui de la Ligue des droits de l'homme qui ont pu ensuite développer leurs observations. 


 Le Conseil d'Etat : 
"Je suis oiseau, voyez mes ailes
Je suis souris : vivent les rats !"
La chauve-souris et les deux belettes. Jean de La Fontaine


Le principe d'impartialité


Le moyen en question était pourtant visible, et même très visible. Selon le texte soumis au Conseil constitutionnel, Le ministre de l'intérieur était invité à solliciter du juge des référés du Conseil d'Etat la prorogation de l'état d'urgence, décision de prorogation qui pouvait ensuite être contestée devant ce même Conseil d'Etat. Il est vrai que le Conseil d'Etat est partout, mais à ce point...cela s'analyse comme une atteinte au principe d'impartialité.

Rappelons que le principe d'impartialité a valeur constitutionnelle et que le Conseil constitutionnel le rattache à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (décision du 28 décembre 2006). Dans une formule désormais traditionnelle, il affirme que "le principe d'impartialité est indissociable de l'exercice des fonctions juridictionnelles". Dans sa décision QPC du 8 juillet 2011, il déclare ainsi inconstitutionnelle l'organisation du tribunal pour enfants, dès lors que le juge des enfants était compétent pour procéder à la fois à l'instruction et au jugement des infractions commises par des mineurs. Dans la ligne de cette jurisprudence, le Conseil constitutionnel affirme donc "que les dispositions contestées attribuent au Conseil d'État statuant au contentieux la compétence d'autoriser, par une décision définitive et se prononçant sur le fond, une mesure d'assignation à résidence sur la légalité de laquelle il pourrait ultérieurement avoir à se prononcer comme juge en dernier ressort". La disposition portant sur la compétence du juge des référés en matière d'autorisation de prorogation de l'assignation à résidence est donc déclarée contraire à la Constitution.

La décision révèle "en creux" une  accoutumance générale à l'omniprésence du Conseil d'Etat. Les avocats n'y avaient pas songé, tant ils sont habitués à voir la Haute Juridiction administrative intervenir dans tous les domaines et à toutes les étapes de la procédure. Reste tout de même à s'interroger sur l'avenir de cette jurisprudence. Si elle était appliquée de manière rigoureuse, elle pourrait remettre en cause toute l'organisation de la juridiction administrative. On ne doit pas oublier, en effet, que le Conseil d'Etat exerce des fonctions administratives et des fonctions contentieuses. Il est donc conduit à examiner des décrets, dans sa formation de conseil, avant d'en apprécier la légalité, dans sa formation contentieuse. Un tel partage est-il conforme au principe d'impartialité, tel que le définit le Conseil constitutionnel ? La question est désormais posée.

Sur le principe d'impartialité : Chapitre 4 section 1 § 1 du manuel de libertés publiques sur internet

2 commentaires:

  1. === LES CAVES SE REBIFFENT ===

    Toutes mes plus sincère félicitations pour cette excellente exégèse de la QPC du 16 mars 2017 portant sur la problématique de l'état d'urgence. De mon point de vue, elle présente un double intérêt.

    1. Premier intérêt : un questionnement sur la prorogation "indéfinie" de l'état d'urgence

    Si justifiée soit-elle (avec les réserves récentes exprimées par la CNCDH) la prorogation à l'infini de l'état d'urgence ne peut que soulever qu'une kyrielle de problèmes juridiques qu'illustre cette décision du Conseil constitutionnel. Comment peut-on raisonnablement transformer une situation d'exception en situation ordinaire ? Ce qui est amplement justifié par l'imminence de la menace à la sécurité ne l'est plus au fil des mois, voire des années. Ou bien l'état d'urgence devient la règle. Mais alors, la France doit se retirer définitivement d'un certain nombre de conventions européennes et internationales, et peut-être, du Conseil de l'Europe. On l'aura compris l'exercice relève de la quadrature du cercle.

    2. Second intérêt : un questionnement sur l'impartialité objective du Conseil d'état

    Même si certains préfèrent détourner le regard, cette remarque relève de la vérité d'évidence. Quand commencera-t-on à comprendre, dans la "patrie des droits de l'homme" que l'impartialité du Conseil d'état est un leurre ? Comme dit l'adage bien connu, on ne peut être juge et partie à la même cause. Comment disposer de fonctions de Conseil de l'état tout en étant juge de la mise en oeuvre de ses décisions ? Dès lors, deux solutions sont possibles : ne retenir qu'une seule compétence pour les fonctionnaires du Palais-Royal, à savoir la fonction contentieuse en confiant à une autorité à définir la fonction consultative ou bien ne lui conserver que la fonction consultative et confier à la juridiction judiciaire sa fonction contentieuse. Le choix est simple. Ne manque que le courage d'y procéder. Le thème de l'impartialité n'est-il pas au coeur du droit à un procès équitable au sens de l'article 6 de la convention européenne des droits de l'homme ?

    Pour conclure, Michel Audiard est toujours d'un excellent secours en élargissant son propos au cas d'espèce :

    « Pauvre con ! Le droit ! Mais dis-toi bien qu'en matière de monnaie les États ont tous les droits et les particuliers aucun ! » (Michel Audiard, Le cave se rebiffe, dit par Jean Gabin).

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  2. Bonjour,
    Je suis donc la personne à l'origine de cette QPC. Je suis ravi qu'on ai gagné. C'est en effet une grande victoire pour les libertés individuelles, et ce combat contre toute une administration fut loin d'être facile. Très bon article, qui expose vraiment bien les choses et les enjeux. En espérant que ce soit un premier pas vers la fin de cet état d'exception.
    Sofiyan IFREN

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