« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 3 janvier 2017

Le don d'organe ou les difficultés de la présomption de consentement

Le 1er janvier 2017 est entré en vigueur le décret du 11 août 2016 relatif aux modalités d'expression du refus de prélèvement d'organe après décès. Il met en oeuvre l'article 192 de la loi de modernisation du système de santé du 26 janvier 2016. Sans modifier réellement les conditions du don d'organe, ces nouvelles dispositions visent à rendre la procédure plus efficace. La présomption de consentement au don formulée par le dispositif est cependant largement tempérée et les conséquences de la réforme risquent de se révéler fort modestes.

Le principe d'indisponibilité du corps humain


Le don d'organes est autorisé par notre système juridique depuis exactement quarante ans. C'est en effet la loi Caillavet du 22 octobre 1976 qui définit les conditions dans lesquelles il est possible de déroger au principe d'indisponibilité du corps humain. Observons que l'indisponibilité n'est pas un droit mais plutôt un principe de protection qui impose des devoirs. Le premier d'entre eux est de placer le corps humain "hors du commerce juridique". Cette notion signifie qu'il ne peut faire l'objet d'une convention ou de tout acte qui aboutirait à l'aliéner, ou simplement à consacrer sa patrimonialité. 

Son fondement juridique se trouve essentiellement dans l'article 16 al. 3 du code civil qui affirme que "le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l'objet d'un droit patrimonial". Il est sous-jacent dans d'autres dispositions, dont celles de la loi bioéthique du 6 août 2004 qui précise que le corps humain, dans les différents stades de son développement, n'est pas brevetable. De manière plus précise, le principe d'indisponibilité constitue le fondement de l'interdiction de l'esclavage et de l'exploitation de la prostitution d'autre, ainsi que, dans l'état actuel du droit, de celle de la gestation pour autrui.

Les principes gouvernant les dons


Aussi rigoureux soit-il, le principe d'indisponibilité du corps humain n'est pas absolu. Les impératifs de la santé publique justifient le don d'organes et la loi Caillavet, jamais remise en cause sur ce point, l'autorise à la condition qu'il intervienne dans le cadre d'une "greffe ayant un but thérapeutique sur un être humain". Depuis la loi Caillavet, les progrès médicaux ont justifié un élargissement des produits du corps humains susceptibles d'être donnés, en particulier les cellules souches dont le don a été autorisé par la loi du 7 juillet 2011

Le principe de gratuité en revanche demeure absolu et affirmé par l'article 16 al. 6 du code civil. Il précise "qu'aucune rémunération ne peut être allouée à celui qui se prête au prélèvement d'éléments de son corps (...)". Un organe ou un produit du corps humain ne peut donc être vendu, et la loi empêche ainsi le développement d'un "marché". Le don d'organes, en droit français, est donc nécessairement altruiste et désintéressé. 

L'anonymat, troisième principe gouvernant le don d'organes est plus relatif. Certes, l'article 16 al. 8 du code civil énonce que "le donneur ne peut connaître l'identité du receveur ni le receveur celle du donneur". Mais cette règle simple connaît une dérogation "en cas de nécessité thérapeutique", par exemple en matière de greffe de moelle osseuse, lorsque le donneur est nécessairement un membre de la famille du receveur. 



Le consentement 


Reste la question du consentement du donneur, condition sine qua non à toute dérogation au principe d'indisponibilité du corps humain. Il ne pose pas de réel problème lorsque celui-ci est vivant, et donc apte à donner un "consentement éclairé" devant le tribunal de grande instance. La question devient plus délicate lorsque le don d'organe prend la forme d'un prélèvement sur une personne décédée.

En 1976, la loi Caillavet énonçait déjà que le prélèvement était possible sur le cadavre d'une personne "n'ayant pas fait connaître de son vivant son refus d'un tel prélèvement". A l'époque, ces dispositions n'ont pas été interprétées comme mettant en oeuvre une présomption. En l'absence de volonté clairement exprimée par écrit, les médecins consultaient la famille du défunt pour tenter de connaître les intentions du défunt. En 1994, le législateur a cette fois clairement affirmé la présomption de consentement, créant en même temps un registre national des refus de dons dans lequel chacun pouvait formuler son opposition à une telle pratique. L'existence de ce registre est cependant demeurée largement ignorée. En l'absence d'inscription, les médecins ont donc continué à consulter les proches, selon une procédure ressemblant étrangement à celle de 1976. Et ils ont donc continué à essuyer des refus relativement nombreux, situation catastrophique si l'on considère la croissance des besoins.

Depuis l'an 2000, selon des chiffres cités par Les Décodeurs, le nombre global de donneurs a doublé et même quintuplé pour les seuls donneurs vivants ( Environ 1800 donneurs décédés et 570 donneurs vivants). Même en augmentation, ces chiffres sont pourtant loin de couvrir les besoins. En 2015, 21 000 personnes étaient en attente de greffe et seulement 5 888 ont pu être greffées. Dans la même année, 553 patients sont malheureusement décédés alors qu'ils étaient en attente de greffe. On s'apercevait en même temps que l'intervention des familles conduisait à environ un tiers de refus de dons, alors que les sondages montraient que 79 % des Français se déclaraient favorables à un tel don.

Intervention de la famille

Le dispositif en vigueur depuis janvier 2017 vise à appliquer plus vigoureusement le principe de présomption. Désormais, chacun d'entre nous est présumé accepter le don, sauf s'il a pris la précaution de s'inscrire sur le registre des refus ou de confier à l'un de ses proches un document signé de sa main. 
Si l'on appliquait cette présomption à la lettre, les médecins pourraient pratiquer le don sans avoir à solliciter l'accord de la famille. Ce n'est pourtant pas le cas, et le décret prévoit l'intervention de cette dernière. Elle peut en effet faire valoir un refus de prélèvement manifesté par l'intéressé de son vivant. Contrairement à la pratique antérieure, cette intervention ne saurait intervenir oralement mais doit prendre la forme d'un texte écrit. Cette exigence de l'écrit vise, à l'évidence, à responsabilité la famille, à lui faire prendre la mesure des conséquences d'une éventuelle opposition, et à l'obliger à mener une réflexion réelle, détachée du premier choc du deuil et de la demande de don. 
Il n'empêche que le décret est muet sur les effets juridiques de cette intervention de la famille. S'il est vrai qu'il vise à mettre en oeuvre une présomption, on ne voit pas pourquoi on autoriserait l'intervention familiale pour ne pas en tenir compte. On doit donc en déduire qu'une famille particulièrement hostile au don, par exemple pour des motifs religieux, pourra toujours s'y opposer efficacement. La déontologie médicale n'incite d'ailleurs pas les médecins à s'opposer frontalement à une famille en deuil.

La réforme intervenue en janvier 2017 est finalement relativement modeste. On peut regretter que le décret affirme une présomption, tout en prévoyant des procédures la mettant en échec. Ces hésitations montrent que le droit avance sur ces questions à petits pas, en essayant de faire changer les mentalités plutôt qu'en imposant des dispositifs susceptibles de susciter des conflits. Mais, pour changer les mentalités, il n'est peut être pas nécessaire de se référer à des contraintes juridiques. Il suffirait peut-être que chacun, ne serait-ce qu'un instant, s'imagine non pas dans le rôle du donneur mais dans celui du receveur.



Sur le don d'organes   : Chapitre 7 section 2 du manuel de libertés publiques sur internet.

1 commentaire:

  1. === Le syndrome de la loi ou la valse à quatre temps ===

    Sur une question aussi sensible humainement, médicalement, éthiquement... qu'est celle du don d'organe post mortem, le pouvoir avait le choix entre deux voies : celle de la pédagogie et celle de la norme. Comme cela était largement prévisible, il choisit la seconde, à savoir l'adoption d'une loi que vous décortiquez à merveille (objectifs, forces, faiblesses). En prenant un minimum de recul par rapport à l'évènement et en éclairant le présent et l'avenir grâce au passé, on peut envisager la chronique d'un scénario annoncé, une sorte de valse à quatre temps.

    1er temps : un problème, une loi.

    Comme souvent, en France, mère des arts, des armes et des lois, chaque fois qu'un problème se pose, le pouvoir en place réagit de façon pavlovienne, par l'adoption d'une loi, souvent de circonstance, pour démontrer qu'il agit, qu'il répond avec humanité à un problème où le coeur a ses raisons que la raison ne connait pas.

    2ème temps: une loi, un problème

    Très souvent, la loi soulève plus de problèmes qu'elle n'en solutionne en créant de véritables usines à gaz : présomption de consentement et intervention de la famille. Pourquoi ? Sur des sujets aussi délicats que le don d'organe, la norme est souvent le résultat d'un compromis entre deux approches souvent contradictoires du problème surtout lorsque le sujet a une forte dimension d'éthique personnelle. Résultat, l'imprécision voulue pose rapidement problème.

    3ème temps : un problème, un juge.

    En cas de différend portant sur l'interprétation de la norme, le ou les plaignants se retournent vers le juge (judiciaire ou administratif) à qui ils "refilent la patate chaude". N'en pouvant mais, il tranche avec les moyens du bord. Parfois, les jurisprudences des différentes juridictions se contredisent. Fort dépourvu quand la crise fut venue, le juge suprême n'a d'autre recours que de demander au législateur de clarifier sa pensée.

    4ème temps : un juge, une loi.

    De guerres lasse, le législateur remet cent fois sur le métier l'ancienne loi pour en éclaircir le sens et la portée. La boucle est ainsi bouclée. Et, c'est reparti de plus belle.

    Quand, dans notre douce France, fera-t-on plus souvent appel au bon sens populaire tant décrié par les élites et leur mépris de la voie référendaire plutôt qu'aux parlementaires souvent hors sol et hors réalité tant ils ont fait profession de la politique ? C'est toujours du côté de l'humour que se trouve la réponse à notre questionnement.

    "Le peuple : on lui fait des discours, on ne cause pas avec lui !" (Jules Renard).

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