« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 26 décembre 2016

L'article 66 ou Le Vengeur masqué

L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 13 décembre 2016 a l'apparence d'une revendication. De toute évidence, le juge judiciaire n'entend pas laisser au juge administratif, et plus précisément au Conseil d'Etat, le monopole du contrôle de l'état d'urgence.

Le contrôle de la décision de perquisition


Hakim X., l'auteur du pourvoi, a fait l'objet d'une double perquisition administrative le 15 novembre 2015 à la fois à son domicile et à celui de ses parents, soit un peu plus de 24 heures après que l'état d'urgence ait été mis en application. Le préfet du Rhône considérait alors, dans les arrêtés décidant cette mesure, qu'il existait "des raisons sérieuses de penser" que se trouvaient dans ces lieux "des personnes, armes ou objets pouvant être liés à des activités à caractère terroriste". 

Les perquisitions sont fructueuses. Chez Hakim X, ont été trouvés un pistolet mitrailleur kalachnikov, avec deux chargeurs approvisionnés, dont un engagé (...) trois pistolets automatiques (...), un fusil à pompe, des munitions, divers accessoires à ces armements, des armes blanches, un taser, une paire de jumelles électroniques, des vêtements militaires, des brassards de police, une paire de menottes, une cagoule, des gant. Les parents, quant à eux, ne possédaient qu'un "lance-roquettes approvisionné, un fusil de chasse et des munitions". Après une garde à vue et l'ouverture d'une information judiciaire, Hakim X a été mis en examen pour toute une série d'infractions, de la détention illégale d'armes à l'association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un crime. Il a été immédiatement placé en détention provisoire.

Ses avocats demandent à la chambre de l'instruction l'annulation des actes de la procédure judiciaire et invoquent l'illégalité des arrêtés préfectoraux ordonnant les perquisitions sur le fondement de l'état d'urgence.

La question méritait d'être posée. Aux termes de l'article 111-5 du code pénal, le juge pénal est compétent pour interpréter un acte administratif, lorsque, de cet examen, "dépend la solution du procès pénal" qui lui est soumis. La Chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Lyon avait refusé d'examiner la légalité des arrêtés préfectoraux, au motif que la solution du procès pénal n'en dépendait pas. En effet, un tel examen n'aurait, de toute manière, pas eu pour conséquence de faire disparaître les infractions découvertes lors de ces perquisitions. De toute évidence, la Chambre de l'instruction se référait à une jurisprudence constante qui autorise le juge pénal à apprécier la légalité d'un acte administratif, quand une personne est accusée d'avoir enfreint les dispositions de cet acte.

La Chambre de criminelle écarte cette analyse et, ce faisant, élargit sensiblement l'étendue du contrôle de légalité effectué par le juge pénal. Elle considère en effet qu'il peut intervenir lorsque "de la régularité de l'acte dépend celle de la procédure". En l'espèce, la régularité de la perquisition dépend, à l'évidence, de celle de l'arrêté préfectoral qui décide une telle mesure. La Chambre de l'instruction a refusé d'examiner la légalité de l'acte, et la Chambre criminelle prononce donc la cassation de sa décision.

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L'article 66


Reste, et c'est l'essentiel de la décision, à s'interroger sur le fondement de cette décision. La Chambre criminelle affirme d'emblée, avant même de s'interroger sur le contenu du pourvoi, que "les mesures de contrainte dont la personne suspectée ou poursuivie peut faire l'objet sont prises sur décision ou sous le contrôle effectif de l'autorité judiciaire". Que l'on ne s'y trompe pas, c'est l'attendu essentiel de la décision, celui qui témoigne de la position de la Cour de cassation sur le contrôle de l'état d'urgence. 

Ce "contrôle effectif de l'autorité judiciaire" sur "les mesures de contraintes" ne peut manquer de faire penser aux termes mêmes de l'article 66 de la Constitution. Celui-ci énonce en effet que "nul ne peut être arbitrairement détenu. L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ". Pour le moment, ces dispositions font l'objet d'une interprétation étroite, issue de la jurisprudence du Conseil constitutionnel fidèlement mise en oeuvre par le Conseil d'Etat.

Tous deux limitent son application à la "liberté individuelle" au sens le plus étroit possible, c'est-à-dire définie comme le droit de ne pas être arrêté ni détenu arbitrairement. Dans sa décision du 9 juin 2011, le Conseil constitutionnel  estime ainsi que l'assignation à résidence, en l'espèce il s'agit de la procédure visant les étrangers, ne comporte aucune privation de la liberté individuelle, quand bien même elle entraine des restrictions à la liberté d'aller et venir. L'article 66, qui se réfère uniquement à la liberté individuelle, est donc un moyen inopérant pour contester la constitutionnalité d'une loi autorisant une assignation à résidence, dès lors que cette procédure ne porte atteinte qu'à la liberté individuelle.

Si l'on considère la mise en oeuvre de l'actuel état d'urgence, on constate que le Conseil constitutionnel a toujours affirmé que les décisions administratives prises sur son fondement relevaient de la compétence du juge administratif. Ayant pour objet de prévenir les atteintes à l'ordre public, elles sont l'expression de prérogatives de puissance publique, justifiant le contrôle par la juridiction administrative.

Le Conseil d'Etat applique ce principe à la lettre, tant pour le contrôle des assignations à résidences que pour celui des interdictions de réunion ou de manifestation ou celui des perquisitions. Dans ce dernier cas, il a même été invité par la loi du 21 juillet 2016 à donner l'autorisation d'exploiter les données saisies pendant une perquisition. Le Conseil d'Etat exerce d'ailleurs un contrôle très approfondi sur les motifs invoqués par l'administration à l'appui de cette demande d'exploitation, comme le prouve une ordonnance de référé du 5 septembre 2016. Certes, le juge administratif remplit sa mission de contrôle, mais on peut tout de même être surpris de cette exclusion systématique du juge judiciaire, alors même qu'une saisie opérée lors d'une perquisition devrait avoir pour conséquence de transformer une perquisition administrative en perquisition judiciaire.

Dans ces conditions, le vice-président du Conseil d'Etat pouvait affirmer en janvier 2016, dans un de ces "point-presse" dont il a désormais l'habitude, que "le Conseil d'Etat est très attentif à la préservation des compétences des tribunaux judiciaires". Ce propos avait le mérite de n'engager à rien, dès lors que le juge judiciaire était exclu du contrôle de l'état d'urgence. Aujourd'hui, la Cour de cassation donne une réponse, sans "point presse", au détour d'un arrêt. Elle affirme que cette vision étroite de l'article 66 n'est pas la sienne, et qu'elle entend revenir dans le contentieux des perquisitions, celui là même dont elle a été exclue. On attend la suite avec impatience.


Sur l'état d'urgence   : Chapitre 2 du manuel de libertés publiques sur internet.



1 commentaire:

  1. === LE JEU DU CHAT ET DE LA SOURIS ===

    La prolongation indéfinie de l'état d'urgence ("l'état d'indigence", François Fillon dans "Vaincre le totalitarisme islamique", Albin Michel, 2016, page 29) ouvre naturellement et mécaniquement la voie à une multitude de recours de la part de citoyens s'estimant victimes d'atteintes graves à leurs libertés publiques. Comme le démontrent parfaitement vos posts, le contrôle de l'état d'urgence donne lieu à des décisions de justice qui ne brillent pas toujours par leur constance, leur cohérence. Elles portent souvent la marque de deux types d'insuffisances.

    1. Des insuffisances touchant au fonctionnement de chacun des deux ordres de juridiction

    - Pour ce qui est du Conseil d'état (grand démiurge en matière de lutte contre le terrorisme), nul n'est besoin de s'appesantir sur l'omnipotence et l'omniscience de ses membres, sans oublier la morgue de son vice-président, désormais grand communicant devant l'éternel.

    - S'agissant de la chambre de l'instruction, instance d'appel qui relève de la catégorie des farces et attrapes juridiques (Cf. son surnom de chambre d'enregistrement tant elle peine à censurer les décisions prises par les juridictions), elle constitue plus une garantie formelle que réelle pour le citoyen. Nous sommes plutôt dans le genre : "circulez, il n'y a rien à voir !"

    2. Des insuffisances touchant au chevauchement de compétences entre les deux ordres de juridiction

    L'une des principales causes de l'imbroglio juridique actuel tient à l'existence d'un millefeuille législatif s'enrichissant après chaque attentat terroriste. Une sorte de jungle dans laquelle une chatte n'y retrouverait pas ses petits. On l'imagine aisément, tout ceci n'est pas très satisfaisant pour le délinquant potentiel qui sommeille en chacun d'entre-nous. Au pays de Descartes, comme le souligne Eric Fottorino : "il faut être cohérent surtout quand on invente". Comment se sortir d'un tel embrouillamini dans lequel les ordres judiciaire et administratif donnent des interprétations différentes d'une norme ? On le voit bien en termes de sanctions lorsqu'un individu fait l'objet de poursuites devant les juridictions administrative et judiciaire pour des faits ayant une coloration pénale (Cf. mise en oeuvre du principe non bis in idem). Ne serait-il pas plus simple de donner la préséanceà la juridiction judiciaire plus portée - du moins en théorie - à appliquer les principes du droit à un procès équitable ? La question reste posée dans un domaine où les dégâts humains peuvent être lourds. La réponse n'est pas simple. A quand la mise en place d'un comité Théodule sur le sujet dont les conclusions - surtout si elles sont raisonnables - feront l'objet d'un classement vertical ?

    "Une erreur judiciaire est toujours un chef d'oeuvre de cohérence" (Daniel Pennac).

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