« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 14 août 2016

Le cas du "réfugié" afghan, ou les manipulations du droit

Le vendredi 5 août 2016, un ressortissant afghan est interpellé par la police boulevard de la Villette, dans le XVIIIè arrondissement de Paris. Recherché depuis le 31 juillet, il était soupçonné de vouloir commettre un attentat dans la capitale. Immédiatement placé en garde à vue dans les locaux de la section antiterroriste de la brigade criminelle de la police judiciaire, il est finalement relâché, fautes d'indices montrant qu'il aurait commis une infraction liée au terrorisme. Dès sa sortie de garde de vue, il est ensuite assigné en résidence, mesure prise sur le fondement de l'état d'urgence, et que le juge des référés du tribunal de Versailles a refusé de suspendre, dans une ordonnance du 12 août 2016.

Sur le plan juridique, ces faits sont d'une grande banalité et n'appelleraient pas de commentaire particulier, si les médias et les réseaux sociaux ne s'en étaient emparés. A cet égard, l'affaire peut sembler caractéristique d'une certaine déformation du droit ou plutôt du vocabulaire juridique. S'agit-il d'une méconnaissance du vocabulaire juridique ou d'une manipulation consciente ?  On ne saurait répondre à cette question, d'autant qu'il est parfois tentant de faire dire à la règle juridique ce que l'on a envie d'entendre.

Demandeur d'asile et réfugié


Premier contresens, le ressortissant afghan est présenté comme un "réfugié", ce qui est tout simplement faux. Il n'est pas réfugié mais demandeur d'asile, ce qui est bien différent.

Un étranger entré en France de manière irrégulière, ou maintenu irrégulièrement sur le territoire après l'expiration de son titre de séjour, peut obtenir la qualité de réfugié à l'issue d'une procédure relativement longue, le plus souvent plusieurs mois. Entre le moment où il pénètre sur le territoire et celui où il obtient la qualité de réfugié, ou se la voit refuser, il se trouve dans une situation juridique particulière, celle de demandeur d'asile, situation à la fois protectrice et précaire. 

Protectrice, car elle autorise l'étranger à demeurer sur le territoire le temps indispensable à l'instruction de sa demande d'asile. Il bénéficie déjà du principe de non refoulement et le Conseil d'Etat a estimé, dans deux décisions du 13 décembre 1991 Nkodia et Dakoury, que l'Etat devait lui délivrer un titre de séjour provisoire, valide durant la durée de l'instruction de sa demande d'asile. Durant cette période, il peut être hébergé dans un centre d'accueil et bénéficier d'une aide médicale

Précaire cependant, car la protection du demandeur d'asile disparaît au moment précis où il se voit opposer un refus d'octroi de la qualité de réfugié. Il devient alors ce que les médias appellent un "débouté" du droit d'asile, et les juristes un étranger en situation irrégulière, c'est-à-dire susceptible d'une immédiate mesure d'éloignement. 

Ne peut donc être qualifié de réfugié que celui qui en a obtenu le statut. Or il est particulièrement difficile à obtenir. Les chiffres de 2015 indiquent que 80 000 demandes ont été formulées devant l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) et seulement 26 700 ont conduit à la reconnaissance de la qualité de réfugié, soit 31, 5 % des demandes. La Cour nationale du droit d'asile (CNDA), statuant en premier et dernier ressort sur les recours formés contre les décisions de l'OFPRA, a rendu, quant à elle, 5387 décisions et a accordé la qualité de réfugié à 15 % des requérants. Sur le plan purement statistique, les chances de l'intéressé d'obtenir le statut de réfugié sont donc modestes, d'autant que le nombre de demandeurs venant d'Afghanistan a augmenté de 349, 2 % en 2015. 

On rappellera en outre que, depuis les règlements Dublin II et Dublin III, l'Union européenne organise un système dans lequel un seul Etat, celui dans lequel la première demande d'asile est déposée, est chargé de l'instruire. Un demandeur d'asile ne peut donc plus formuler une nouvelle demande dans un autre Etat membre s'il a déjà été débouté.


La distinction police judiciaire - police administrative vue par les médias
John-Franklin Koenig 1924-2008. Composition abstraite. 
Collection privée

Police judiciaire et police administrative


Le second contresens réside dans une confusion entre la police judiciaire et la police administrative. Cet amalgame n'a rien de nouveau. Il existait déjà dans les médias au moment où l'état d'urgence a été mis en oeuvre. A l'époque, on nous affirmait qu'une personne ne pouvait pas être assignée à résidence ni faire l'objet d'une perquisition si aucun indice ne laissait supposer qu'elle avait commis une infraction liée au terrorisme. Aujourd'hui, on nous dit qu'une personne qui n'a pas été déférée devant un juge parce qu'aucun indice ne laissait penser à l'existence d'une infraction constituée ne peut pas être ensuite être assignée à résidence. 

La distinction entre police judiciaire et police administrative semble entièrement ignorée, alors qu'elle constitue l'une des distinctions fondamentales du droit public, connue par tous les étudiants de seconde année. La police judiciaire a un but répressif et vise à rechercher et à punir l'auteur d'une infraction. La police administrative a un but préventif et vise, au contraire, à empêcher des atteintes à l'ordre public. 

Dans le cas présent, il est clair que la police judiciaire n'a pas permis de trouver des indices montrant que le gardé à vue aurait participé à une infraction telle que l'association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte de terrorisme ( article 421-2-1 du code pénal). Observons en effet que, pour que l'infraction soit caractérisée, il est nécessaire qu'un ou plusieurs faits matériels démontrent la préparation effective d'un attentat. Ce n'était sans doute pas le cas en l'espèce.

Pour autant la surveillance de cette personne, mesure reposant cette fois sur la police administrative mise en place par l'état d'urgence, est-elle impossible ? Certainement pas, et c'est bien ce que décide le tribunal administratif de Versailles qui considère que l'assignation à résidence est totalement indépendante des résultats de la procédure judiciaire. Appliquant strictement l'article 6 de la loi du 3 avril 1955, dans sa rédaction issue de celle du 20 novembre 2015 (art. 4), le juge estime, au vu du dossier qui lui est fourni, qu'il existe des "raisons sérieuses" de penser que le comportement de l'intéressé constitue une menace pour la sécurité et l'ordre public. 

Conformément à une jurisprudence bien établie, le juge des référés exerce un large contrôle des motifs. Il s'appuie sur une note blanche fournie par le ministre de l'intérieur, document qui observe que l'intéressé avait ouvert quatre comptes Facebook, dont un depuis la Turquie, sur lesquels il mettait en ligne des photographies de bâtiments publics et de transports en commun. Certes, il n'existe aucune trace d'une infraction précise, mais cette absence n'empêche en aucun cas la prise d'une mesure de police administrative, dès lors qu'il existe d'autres éléments susceptibles de justifier une surveillance. 

Il est vrai que les médias utilisent l'amalgame, tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre. Dans l'affaire du demandeur d'asile afghan, on utilise les critères du droit pénal pour mettre en cause une mesure de police administrative. Mais souvenons-nous de l'affaire Dieudonné, dans laquelle les mêmes médias se réjouissaient de l'interdiction préalable d'un spectacle, mesure de police administrative, sans s'interroger sur les éventuelles poursuites pénales qui auraient pu être engagées à l'encontre de Dieudonné, poursuites pénales qui auraient permis d'empêcher ce qu'il faut bien appeler une mesure de censure. Dans ce cas, les médias saluaient la mesure de police administrative reposant sur un principe de dignité aux contours plus ou moins flous. 

Tout cela serait assez comique si les médias n'étaient pas, au moins partiellement, responsables de la manière dont la règle juridique est perçue par les Français. Il n'est pas interdit, et heureusement, de la critiquer, de la dénoncer, et de promouvoir son changement. C'est le principe même de la démocratie. En revanche, il est dangereux de la présenter de manière incohérente, de la déformer au gré des thèses qu'il convient de soutenir, des idéologies que l'on veut promouvoir. Finalement, elle apparaît comme une sorte d'auberge espagnole dans laquelle chacun met ce qu'il veut. Par voie de conséquence, la loi n'est plus seulement opaque, elle est aussi discutable, modifiable en dehors de tout processus démocratique, sous le seul effet des lobbies ou des pétitions.



2 commentaires:

  1. "Les mots mentent comme ils respirent" avait coutume de dire le double prix Goncourt Romain Gary à propos du langage onusien à la lumière de son expérience de diplomate.

    Votre présentation tombe à point nommé en cette période d'élévation de l'esprit. La perversion du langage est le mal du siècle et de la société. La perversion du langage courant (un mot remplace l'autre sans retenue) a pour corollaire la perversion du langage juridique (un concept en replace un autre sans vergogne), dérive que vous dénoncez à juste titre.

    La confusion intellectuelle est à son apogée en particulier dans les médias - plus spécialement les "chaînes d'abrutissement en continu" peuplées de "perroquets à cartes de presse" - qui pratiquent alternativement l'art de ne pas nommer les choses ou de les mal nommer au gré des circonstances et des sujets. La vérité y est floue et à géométrie variable.

    En définitive, le jugement du prix Nobel de littérature, Albert Camus n'a pas pris une seule ride : "Mal nommer les choses, c'est ajouter aux malheurs du monde".

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  2. Le tableau de John-Franklin Koenig, c'est une blague ??! Pas mal...
    FZumbiehl

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