« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 8 juillet 2016

La vie privée de Salah Abdeslam

Frank Berton, avocat de Salah Abdeslam, annonce son intention de porter plainte pour atteinte à la vie privée de son client, à la suite de la visite à Fleury-Mérogis du député Thierry Solère (LR Hauts de Seine). Ce dernier a pu en effet visionner les images de la vidéo-surveillance dont le détenu fait l'objet, jour et nuit. Il a ensuite raconté certains détails de la vie quotidienne du détenu, de la rapidité avec laquelle il se brosse les dents à la longueur de ses prières. Il s'est également étonné que l'administration pénitentiaire ait aménagé une "salle de sport" particulière à Salah Abdeslam. 

Aux yeux de Frank Berton, le député a "méprisé" les droits de son client. Le visionnage et le récit qui a suivi relèvent, selon lui, du délit d'atteinte à la vie privée puni d'un an d'emprisonnement et de 45000 € d'amende (article 226-1 du code pénal). Bien entendu, les propos de l'avocat s'analysent largement comme une posture médiatique et il n'envisage certainement pas sérieusement d'obtenir la condamnation de Thierry Solère ni même, du moins on l'espère pour lui, de mobiliser l'opinion en faveur de Salah Abdeslam. 

La "salle de sport"


Il est vrai que Thierry Solère commet une erreur lorsqu'il s'élève contre la "salle de sport" attribuée au détenu. Rappelons tout de même que le régime d'isolement des personnes détenues trouve son origine dans le décret du 21 mars 2006, signé du ministre de la justice de l'époque, Pascal Clément. Dans un arrêt du 31 octobre 2008, le Conseil d'Etat a annulé pour incompétence certaines dispositions de ce décret au motif que la décision de placer un détenu en isolement devait reposer sur un fondement législatif et non pas réglementaire. La loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 a donc permis de conférer un fondement juridique incontestable à la mesure d'isolement. Un décret du 23 décembre 2010 est ensuite venu préciser les conditions de mise en oeuvre de cette nouvelle loi, complété par une circulaire du 14 avril 2011, texte spécifiquement consacré "au placement à l'isolement des personnes détenues". Il n'aura échappé à personne que ces textes ont été adoptés durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy.

C'est donc à Nicolas Sarkozy et au gouvernement de François Fillon que nous devons la "salle de sport" que dénonce avec véhémence Thierry Solère. La circulaire de 2011 précise en effet le régime de l'isolement en précisant nettement qu'il ne s'agit pas d'une mesure disciplinaire. Les détenus conservent donc le droit de pratiquer leur religion, d'échanger de la correspondance, de disposer de livres et d'une télévision, de faire une promenade d'une heure par jour à l'air libre. La circulaire précise que "le quartier d'isolement doit impérativement permettre l'organisation d'activités sportives, seul ou en petit groupe". L'administration a parfois eu des soupçons sur une utilisation par des détenus en isolement d'installations sportives à des fins de communication. C'est la raison pour laquelle elle a préféré placer un rameur dans la cellule voisine. La "salle de sport" demeure donc modeste et s'analyse comme une obligation mise à la charge de l'administration pénitentiaire.
I can see the whole room... and there's nobody in it ! Roy Lichtenstein. 1961

Le droit de visite des parlementaires


Si Thierry Solère se trompe en matière d'installations sportives, il ne fait aucun doute qu'il avait parfaitement le droit de visiter un établissement pénitentiaire et de visionner les vidéos de surveillance de la cellule d'Abdeslam. 

La loi du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes autorise en effet les députés et sénateurs à visiter à tout moment les établissements pénitentiaires (art. 720-1-A du code de procédure pénale). Depuis la loi du 17 avril 2015, le parlementaire peut même être accompagné de journalistes, ce qui était le cas en l'espèce, Thierry Solère étant accompagné de deux journalistes du Journal du dimanche.

Ce droit de visite implique-t-il le droit de visionner les enregistrements de vidéosurveillance de la cellule d'Abdeslam ? La circulaire du 25 juillet 2011 qui organise ce droit de visite ne mentionne aucune interdiction de ce type. Elle ne mentionne que deux restrictions. D'une part, ce droit de visite concerne la prison et non pas les personnes incarcérées. Si le parlementaire veut rencontre un détenu, il droit user des procédures habituelles relatives au droit de visite. D'autre part, il n'est pas autorisé à effectuer des enregistrement audio ou vidéo. En dehors de ces deux restrictions, les parlementaires visitent librement l'établissement, tout l'établissement. 

L'arrêté du 9 juin 2016 se montre plus précis. Ce texte publié au moment précis où Abdeslam intégrait les prisons françaises institue la surveillance permanente vidéo pour les personnes "dont l'évasion ou le suicide pourraient avoir un impact important sur l'ordre public eu égard aux circonstances particulières à l'origine de leur incarcération et l'impact de celles-ci sur l'opinion publique". Il précise que seuls ont accès aux données de vidéosurveillance les personnes qui ont besoin d'en connaître, "pour les besoins du service", c'est à dire les agents de l'administration pénitentiaire, le chef d'établissement et le correspondant local informatique et libertés. Les parlementaires ne figurent pas dans la liste.

L'accès de Thierry Solère à ces vidéos a donc un fondement juridique pour le moins incertain. L'arrêté de juin 2016 pourrait peut-être conduire à reconnaître une faute de l'administration pénitentiaire qui lui a communiqué ces enregistrements. En revanche, le parlementaire lui-même peut estimer détenir un droit général d'accès sur le fondement de la loi qui l'autorise à visiter les établissements pénitentiaires.

Le droit à la vie privée des personnes détenues


Il reste tout de même à s'interroger sur le récit qu'a fait le député de ce qu'il a vu sur ces enregistrements, récit largement diffusé dans la presse. L'avocat d'Abdeslam y voit une atteinte intolérable à la vie privée de son client, dès lors que le député évoque la manière dont il se brosse les dents ou fait sa prière. 

Il n'est pas contesté que les personnes détenues bénéficient du droit au respect de la vie privée. Dans sa délibération du 19 mai 2016 sur l'arrêté du 9 juin 2016 la CNIL rappelait l'existence de droit garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

La Cour européenne des droits de l'homme n'a été saisie qu'une seule fois d'une requête émanant d'un détenu se plaignant d'être placé sous vidéo-surveillance de manière permanente. Elle n'a pas eu à se prononcer sur le fond, le requérant n'ayant pas, sur ce point, épuisé les voies de recours internes (CEDH 3 avril 2014, Salvatore Riina c. Italie). Elle a, en revanche, admis, dès son arrêt Ilascu et autres c. Moldavie et Russie du 8 juillet 2004, qu'un traitement particulier, reposant sur l'isolement cellulaire, peut être infligé aux détenus considérés comme particulièrement dangereux. Le régime de surveillance entraine alors nécessairement une ingérence plus grande dans la vie privée du détenu.

Doit-elle pour autant être rapportée dans les médias ? Si l'on considère la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, la réponse ne fait guère de doute, car la manière dont Salah Abdeslam est traité en prison relève du "débat d'intérêt général", qui justifie, aux yeux de la Cour, que la liberté d'expression l'emporte sur le droit au respect de la vie privée. A l'inverse, il n'est pas tout à fait impossible de plaider la divulgation illicites de données couvertes par le secret professionnel, dès lors que l'arrêté de juin 2016 précise la liste des personnes habilitées à connaître ces données.

Sur ce plan, la plainte de Frank Berton, si elle est finalement déposée, présente l'intérêt de mettre en lumière le caractère inachevé de l'ensemble normatif actuellement en vigueur. Des arrêtés successifs, rédigés à la hâte et mal coordonnés, conduisent à une remise en cause, insidieuse mais réelle, d'un droit accordé aux parlementaires par la voie législative. La hiérarchie des normes est ainsi bousculée et les droits du parlement doublement méprisés. Deux atteintes beaucoup plus graves que celles portées à la vie privée de Salah Abdeslam.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire