« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 24 octobre 2015

Une cloche sonne, sonne... au Conseil d'Etat

Dans un arrêt de cassation rendu le 14 octobre 2015, le Conseil d'Etat relance une terrible affaire de sonnerie de cloches à laquelle la doctrine donnera sans doute un large écho.

Mme C. et M. B. ont acheté, en 2004, une maison située face à l'église, dans le joli village de Boissettes (Seine et Marne). Hélas, ils se sont vite aperçus que les cloches sonnaient à chaque heure deux fois de suite et toutes les demi-heures, de jour comme de nuit. Après avoir essayé boules Quies et somnifères, ils ont demandé au maire de prendre un arrêté supprimant les sonneries civiles. 

Son refus a été déféré au tribunal administratif de Melun qui l'a annulé en juillet 2006, décision confirmée par la Cour administrative d'appel de Paris le 5 novembre 2013. Les heureux propriétaires ont pu penser qu'ils allaient dormir tranquilles, jusqu'à la décision retentissante du Conseil d'Etat, qui prononce, à la demande de la commune de Boissettes, la cassation de la décision de la Cour administrative d'appel pour erreur de droit. Cela ne signifie pas que l'affaire soit terminée, car elle est renvoyée à la Cour administrative d'appel qui devra, cette fois, se prononcer en tenant des précisions données par le Conseil d'Etat. 

Les sonneries civiles


La loi du 9 décembre 1905 de séparation des églises et de l'Etat opère une distinction entre les sonneries religieuses et les sonneries civiles. Les premières appellent les fidèles à l'office, annoncent un mariage ou un enterrement. Les secondes sont régies par le décret du 16 mars 1906. Son article 51 énonce que les sonneries civiles peuvent être décidées par le maire "dans le cas d'un péril imminent qui exige un prompt secours". En dehors de cette situation d'urgence, elles peuvent être étendues lors que l'église appartient à la collectivité publique ou est attribuée à une association cultuelle. Dans ce cas, les sonneries civiles peuvent intervenir, lorsque leur emploi est "autorisé par des usages locaux". L'article 52 ajoute ensuite que le maire peut détenir une clé du clocher, mais qu'il ne peut en faire usage que "pour les sonneries civiles et l'entretien de l'horloge publique". La sonnerie de l'heure a donc un caractère civil, alors que l'angelus constitue une sonnerie religieuse. 

D'une manière générale, les sonneries civiles sont aujourd'hui organisées par arrêté municipal et elles relèvent de la police administrative. Les contentieux sont bien rares, et l'usage des cloches résulte, le plus souvent, d'un consensus. En témoigne, par exemple, la décision de commémorer, le 1er août 2014, le centenaire de la mobilisation générale du 1er août 1914. Toutes les cloches des églises ont alors sonné en même temps le tocsin sur le fondement d'une décision administrative.

Les trois cloches. Edith Piaf et Les Compagnons de la Chansons. 1956.

Les usages locaux


Hélas, l'harmonie ne règne pas à Boissettes et le Conseil d'Etat doit s'interroger sur les "usages locaux" de cette charmante commune. Et précisément, il sanctionne la Cour administrative d'appel pour erreur de droit, car elle a estimé que l'usage local n'était établi que si la sonnerie de l'heure n'avait jamais été interrompue depuis l'entrée en vigueur de la loi du 9 décembre 1905. En l'espèce, la commune faisait valoir que le clocher sonnait déjà les heures "avant la seconde guerre mondiale" et produisait le témoignage de l'ancien instituteur qui se souvenait qu'il entendait les cloches sonner, en 1967. La commune était donc, concrètement, dans l'impossibilité de prouver le caractère ininterrompu de cette tradition depuis 1905 et la Cour administrative d'appel avait estimé qu'en l'absence d'usage local établi, il était possible d'obtenir la suppression de sonneries qui ne constituaient plus que des nuisances sonores. 

La Cour administrative d'appel s'appuyait sur une jurisprudence ancienne. Dans un arrêt du 8 juillet 1910, le Conseil d'Etat avait en effet précisé que ces "usages locaux" sont ceux qui recouvrent "la pratique suivie à l'entrée en vigueur de la loi du 9 décembre 1905" dans la commune concernée. Cette jurisprudence a été maintenue, et dans une décision du 25 mars 2010, la Cour administrative d'appel de Lyon a sanctionné l'arrêté du maire de Saint-Apollinaire qui avait réactivé en 2003 la sonnerie des heures, après l'électrification du dispositif. Les juges ont donc considéré que l'usage local n'était pas établi, puisque les sonneries avaient été interrompues durant de longues années, depuis 1905. 

Il n'empêche que les cloches de Boissettes montrent que cette jurisprudence devenait impossible à mettre en oeuvre. Lorsque le Conseil d'Etat statuait en 1910, il avait à considérer cinq années d'usages locaux, depuis 1905. Il pouvait donc établir ces usages par tous moyens, y compris le témoignage des habitants de la commune. Aujourd'hui, il faut reconnaître qu'il est pratiquement impossible de savoir comment les cloches sonnaient en 1905... 

Un retour à la lettre de la loi de 1905


Cette exigence d'une tradition ininterrompue depuis 1905 ne trouve d'ailleurs son origine que dans la jurisprudence. Elle ne figure pas dans les textes de la loi de 1905 ou du décret de 1906 qui se bornent à faire référence aux usages locaux, sans mentionner la date de leur apparition. Dans son arrêt du 14 octobre 2015 offre donc aux juges du fond une nouvelle définition, plus compréhensive, de l'usage local : "il s'entend de la pratique régulière et suffisamment durable de telles sonneries civiles dans la commune, à la condition que cette pratique n'ait pas été interrompue dans des conditions telles qu'il y ait lieu de la regarder comme abandonnée". Au caractère objectif de la date de 1905 est donc substituée une appréciation plus subjective. Ce sera à la Cour administrative d'appel de Paris, à laquelle l'affaire est renvoyée, de voir si on a pu croire, à un moment ou à un autre, que ces sonneries étaient abandonnées.

D'une certaine manière, cette interprétation est plus conforme à la loi de 1905, non seulement à sa lettre, mais aussi à son esprit. Le texte repose en effet sur un certain pragmatisme qui apparaît nettement dans le traitement de ces fameuses sonneries de cloches. Il appartient à la commune elle-même de définir la règle du jeu, et l'arrêté municipal organisant les sonneries est  le fruit d'un consensus. C'est seulement en cas de rupture de ce consensus, en cas de querelle de clocher, que le juge est saisi, comme à Boissettes. Et si les habitants de Boissettes essayaient eux-mêmes de trouver une solution, entre les travaux d'isolation phonique d'un côté, et la diminution des sonneries nocturnes de l'autre côté ?

Sur la police des cultes : chapitre 10, section 2, § 2 du manuel de libertés publiques sur internet.

1 commentaire:

  1. Merci pour ce commentaire.

    Petite question : la théorie de la pré-occupation est-elle invocable en l'espèce ?

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