« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 19 mars 2015

Le vote obligatoire ou la démocratie coercitive

"Lorsque les peuples, il y a cinquante ans, élevaient des barricades et renversaient les gouvernements pour obtenir le droit de suffrage, ils auraient cru à une plaisanterie si on leur avait dit que, par un retour imprévu des choses, les souverains voudraient à leur tour mettre à l'amende ou jeter en prison tous ceux qui n'useraient pas du droit conquis". 

Cette situation fait-elle allusion à l'actuelle suggestion de François de Rugy, co-président du groupe écologiste à l'Assemblée nationale qui annonce le dépôt d'une proposition de loi imposant le vote obligatoire dans notre système électoral ? Nul n'ignore en effet qu'il n'hésite pas à appuyer "ceux qui élèvent des barricades", à Notre-Dame des Landes ou au barrage de Sivens. Aujourd'hui, il envisage donc sérieusement de "mettre à l'amende" ceux qui auraient la malencontreuse idée de choisir l'abstention lors des consultations électorales. 

Et bien, non... Cette citation est extraite d'une thèse signée de F. Sauvage, intitulée "De la nature du droit de vote" et soutenue en 1903. Ceux qui "élevaient des barricades" cinquante ans avant n'étaient pas de joyeux soixante-huitards, mais plutôt les quarante-huitards se battant pour la conquête du suffrage universel. 

L'article 3 de la Constitution pose aujourd'hui que "la souveraineté nationale appartient au peuple". Dans son alinéa 3, ce même article ajoute que "le suffrage peut être direct ou indirect dans les conditions prévues par la Constitution. Il est toujours universel, égal et secret". Quant à l'alinéa 4, il précise que "sont électeurs, dans les conditions déterminées par la loi, tous les nationaux français majeurs des deux sexes, jouissant de leurs droits civils et politiques". Dès lors que ces conditions sont respectées, l'organisation concrète du droit de suffrage relève donc du législateur. Cette idée revient d'ailleurs périodiquement, la dernière proposition de loi  en ce sens ayant été déposée le 6 juin 2014, le plus souvent à l'initiative de petits partis dont les responsables espèrent que les abstentionnistes contraints de se rendre aux urnes voteront finalement pour eux. Mais pourquoi ces électeurs rétifs voteraient-ils précisément pour ceux-là même qui sont à l'origine de la contrainte ?


Suzanne Gabriello. Votez ! Hein ! Bon. Parodie de Nino Ferrer. 
5 janvier 1967

La lutte contre l'abstention


François de Rugy justifie son choix de manière relativement sommaire. Il explique d'abord que le vote obligatoire a pour objet de lutter contre l'abstention. Le raisonnement a le mérite d'être simple : si l'on interdit aux électeurs de s'abstenir, il y aura sans doute d'abstentions. Mais un raisonnement trop simple peut être tout simplement faux. Rien ne dit que les abstentionnistes ne préféreront pas payer l'amende plutôt que se rendre aux urnes. De toute manière, le problème ne sera pas résolu car les anciens abstentionnistes mettront sans doute dans l'urne un bulletin blanc. Certes, la loi du 21 février 2014 prévoit désormais un décompte séparé des votes blancs qui ne sont évidemment pas des "suffrages exprimés" mais qui sont désormais mentionnés dans le résultat du scrutin. Il n'empêche que le recours au vote blanc sous la contrainte ne semble pas constituer un substantiel progrès démocratique.

Electorat-droit, électorat-fonction


L'élu sent qu'il lui faut développer quelques arguments moins conjoncturels et il déclare alors que "la République, ce sont des droits et des devoirs". La formule rappelle la distinction traditionnelle entre l'électorat-droit et l'électorat-fonction.

L'électorat-droit repose sur l'idée que le suffrage est un droit attaché à la qualité de citoyen. Jean-Jacques Rousseau évoque ainsi un droit "que rien ne peut ôter aux citoyens". Le droit constitutionnel français le rejoint sur ce point : le droit de suffrage est, avant tout, un droit du citoyen. Il peut donc en user, ou ne pas en user, voter ou ne pas voter. 

L'élection-fonction repose sur l'idée que la qualité d'électeur est une fonction permettant de désigner ceux qui vont voter la loi et  exercer un mandat représentatif. La théorie de l'électorat-fonction n'implique donc pas le suffrage universel. Sièyes déclarait ainsi en 1791 : "Tous les habitants d'un pays ont droit à la protection de leur personne, de leur propriété, de leur liberté ; mais tous n'ont pas le droit de prendre une part active dans la formation des pouvoirs publics". C'est l'affirmation claire de la distinction entre citoyens passifs, titulaires des droits consacrés par la Déclaration de 1789, et citoyens actifs qui exerçaient aussi le droit de suffrage. Seuls étaient habilités à exercer ce droit ceux qui payaient l'impôt. Autrement dit, l'élection-fonction s'accommode parfaitement d'un suffrage censitaire. On retrouve la même idée dans la Constitution de l'an III (1795) qui consacre aussi un suffrage censitaire (art. 35) et qui est précédée d'une Déclaration des droits et des devoirs. En insistant sur le "devoir" de voter, François de Rugy renoue ainsi avec les conceptions électorales du Directoire.

Il subsiste dans notre système juridique quelques vestiges de cet électorat-fonction, dans le cas très particulier des élections sénatoriales. Les grands électeurs chargés de désigner les sénateurs sont en effet obligés de voter et ils risquent une amende de cent euros en cas d'abstention. Mais précisément, le vote aux sénatoriales est une fonction attribuée à des personnes déjà élues dans le cadre des scrutins locaux. 

Serait-il possible d'envisager l'évolution vers l'électorat-fonction et l'adoption d'un système de vote obligatoire ? Certes, l'article 34 de la Constitution précise que "la loi fixe les règles concernant (...) le régime électoral des assemblées parlementaires", mais encore faut-il que cette loi soit conforme à la fois à la Convention européenne et à la Constitution.

La Cour européenne des droits de l'homme

 

Le droit de vote ne figure pas directement dans la Convention européenne, mais dans son Protocole n° 1 adopté en 1952. Son article 3 impose aux Etats parties d'"organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l'opinion du peuple sur le choix du corps législatif. ". Observons que la Convention ne s'intéresse qu'aux élections législatives et que l'organisation concrète du scrutin est laissée à leur discrétion. Elle déclare ainsi, dans sa décision Mathieu, Mohin et Clerfayt c. Belgique du 2 mars 1987 qu' "aucun système ne saurait éviter le phénomène des voix perdues".

L'analyse de la jurisprudence montre cependant que la Cour européenne penche vers le principe de "l'électorat droit". En témoigne sa position sur le droit de vote des détenus britanniques. Depuis une jurisprudence Hirst c. Royaume-Uni du 6 octobre 2005, elle considère que le droit de suffrage est attaché à la citoyenneté et qu'une condamnation pénale à une incarcération n'a pas pour effet, en soi, d'en priver le détenu. Cette privation ne peut intervenir que si elle considérée comme une peine autonome et prononcée par un juge.

Le Conseil constitutionnel


De son côté, le Conseil constitutionnel ne s'est jamais prononcé sur le vote obligatoire. Dans l'hypothèse de l'adoption d'une telle réforme, il serait probablement saisi. Sa jurisprudence actuelle montre que des éléments d'inconstitutionnalité pourraient être relevés.

D'une part, le Conseil affirme, et c'est une formule délibérément choisie, l'existence d'une "liberté de vote" ou d'une "liberté de scrutin". Dans sa décision du 30 novembre 1983 sur une élection sénatoriale dans les Pyrénées Orientales, il affirme ainsi que si "certains électeurs se sont dispensés de recourir à l'isoloir, il n'est pas établi que cette circonstance ait été l'effet d'une contrainte ; qu'ainsi, la liberté du scrutin n'a pu s'en trouver affectée". Pour le Conseil, le fondement de cette liberté se trouve dans les dispositions conjointes de l'article 3 de la Constitution et de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Ce dernier énonce : "La Loi est l'expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation". Le vote est un droit personnel attaché à la qualité de citoyen, ce n'est pas un devoir impératif. Autrement dit, le citoyen a le droit de voter, ou de ne pas voter.

Il n'est pas inintéressant de constater que dans ses "tables analytiques" de la jurisprudence du Conseil, document établi par le Conseil lui-même, une section est consacrée au "caractère facultatif du vote" dans un chapitre intitulé "La liberté de l'électeur". Pour le moment, la section est vide, mais elle montre bien que ce caractère facultatif est d'ores et déjà perçu comme un élément de la liberté.

Si une telle réforme était adoptée, ce qui est assez improbable, on ne peut qu'espérer que le vote obligatoire sera censuré par le Conseil constitutionnel. Supposons en effet qu'une telle réforme soit mise en oeuvre, quels en seraient les effets les plus immédiats ? François de Rugy suppose que les Français, que l'on sait fort disciplinés, accepteront d'aller voter sous la contrainte. Mais la menace d'une amende que l'intéressé évalue lui-même à trente-cinq euros est-elle réellement dissuasive ? Dans la situation actuelle, le corps électoral se compose de quarante-quatre millions d'électeurs. Si l'on évalue à 60 % le pourcentage d'abstentionnistes à des élections départementales, et que ces derniers décident d'affirmer leur volonté de s'abstenir en ne se rendant pas aux urnes, faudra-t-il dresser contravention à vingt-cinq millions de personnes ? Le recouvrement risque fort de tourner à la catastrophe.. Ceci dit, la France disposera désormais d'une nouvelle force politique : le parti des abstentionnistes militants. Son existence même démontrera la crise de la représentation dont souffre notre pays. A moins, bien entendu, que les vingt-cinq millions d'abstentionnistes ne décident de voter pour Europe Ecologie les Verts.


1 commentaire:

  1. Commençons par la présence obligatoire et vote obligatoire de tous les députés, sénateurs et autres pantouflards de la république...

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