« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 8 novembre 2014

La diffamation non publique et plus ou moins confidentielle

Eric X est le président de l'association qui emploie Corine Y. Dans son bureau, il s'entretient avec l'enquêteur de la caisse primaire assurance maladie (CPAM), à propos d'un arrêt de travail déposé par celle-ci. Il déclare alors "Mme Y. est suivie depuis très longtemps par le docteur Z..., ce monsieur se trouve être son compagnon de vie. Donc elle est très bien conseillée". Les murs du bureau ont sans doute des oreilles car ces propos reviennent à celles du Dr. Z. Fort mécontent, il porte plainte pour diffamation. Mr. X est d'abord relaxé par le tribunal correctionnel, avant d'être condamné en appel pour diffamation non publique.

La notion de diffamation non publique est au coeur de la décision du 14 octobre 2014 rendue par la Chambre criminelle de la Cour de cassation. dans cette affaire. Cette infraction est qualifiée de contravention de première classe par l'article R 621-1 du code pénal qui n'en donne cependant aucune définition.

Une infraction de presse ?


Dans sa décision du 4 octobre 2014, la Cour de cassation fait référence, dans ses visas, à l'article 29 al. 1 de la loi du 29 juillet 1881. Ses dispositions définissent la diffamation comme une "allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé". Il s'agit là de définir la diffamation, mais sa qualification publique ou privée n'est pas précisée.
 
L'infraction de diffamation non publique a été longtemps assimilée à celle d'injure non publique. Celle-ci figurait dans l'article 33 al. 3 de la loi du 29 juillet 1881, dans sa rédaction originale. L'intervention de la loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme supprime cependant le troisième alinéa de la loi de 1881, ne laissant subsister dans le droit positif que les dispositions qualifiant l'injure non publique de contravention. Ainsi sortie de la loi de 1881, l'injure non publique était-elle encore une infraction de presse ? La Cour de cassation a répondu à la question de manière positive dans une décision du 22 mai 1974

Le régime de la diffamation est traditionnellement proche de celui de l'injure, et on aurait pu penser que la solution serait identique. La Chambre criminelle de la Cour de cassation a pourtant admis une différence dans son régime juridique. S'il est vrai qu'en matière de presse, il est impossible de changer la qualification des faits après l'acte initial engageant les poursuites, ce principe peut être écarté lorsque le délit de diffamation publique ne peut être retenu, en l'absence d'élément caractérisant sa publicité. Ce principe, acquis depuis un arrêt du 8 avril 2008, permet au juge de requalifier les faits en diffamation non publique et de faire sortir l'infraction du champ des infractions de presse pour revenir dans le droit commun.

La publicité, comme absence de confidentialité


La Cour de cassation doit donc se prononcer sur l'élément de publicité de nature à caractériser la diffamation non publique. Pour être diffamatoire, une information doit en effet circuler, même si elle ne circule pas dans les médias. En l'espèce, la Cour fait observer que les propos tenus à propos du Dr Z. l'ont été "en tête-à-tête" et considère qu'ils étaient destinés à demeurer confidentiels. C'est sur ce point qu'est sanctionnée la position de la Cour d'appel, celle-ci estimant que leur auteur n'ignorait pas que ses propos seraient consignés dans le rapport de l'enquêteur de la CPAM et utilisés lors d'une éventuelle procédure. Aux yeux de la Cour de cassation, ces affirmations sont purement hypothétiques, et la Cour d'appel n'a pas démontré que l'auteur des propos litigieux entendait les porter à la connaissance des tiers. Elle estime donc que l'infraction de diffamation non publique n'est pas caractérisée. S'agissait-il d'ailleurs réellement de diffamation ? La Cour ne se prononce pas sur ce point, estimant que l'absence de publicité est suffisante pour écarter l'infraction.

Victor Hugo. Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites
ou "Le mot". 1856. Dit par Gilles-Claude Thériault

La Chambre criminelle s'était déjà prononcée sur des faits comparables, dans un arrêt du 30 mai 2007. En l'espèce, une personne était poursuivie pour avoir envoyé un courriel à une dizaine de membres de la Grande Loge des Maîtres Maçons de Marque, courriel donnant des informations sur les membres d'une autre obédience, la Grande Loge Nationale Française. La Cour de cassation fait observer que le courriel n'avait pas été communiqué à des tiers et n'avait circulé qu'entre les membres de ces deux obédiences, par ailleurs très proches. Elle en déduit donc qu'il n'y a pas diffamation non publique, dès lors que l'envoi est finalement demeuré confidentiel, quand bien même il a touché une dizaine de personnes.

D'une manière générale, l'étude de la jurisprudence révèle surtout la rareté de la jurisprudence positive. La diffamation non publique est bien plus souvent écartée qu'admise, comme si le juge s'en méfiait. Dans un jugement du 3 avril 2008, la Cour d'appel de Paris a considéré comme constitutive d'une dénonciation non publique une profession de foi électorale envoyée par la CGT au personnel de l'entreprise UGC. Ce document, ensuite repris dans la presse, annonçait un plan social comportant 800 licenciements et la fermeture de nombreux cinémas. Or ces informations étaient fausses et ont eu pour effet de faire chuter l'action de l'entreprise. La Cour d'appel reconnaît la diffamation, dès lors que la CGT s'est montrée incapable de démontrer la vérité des faits allégués. En revanche, elle considère qu'il s'agit d'une diffamation non publique, puisque ces professions de foi ont une diffusion limitée aux salariés de l'entreprise, et qu'il n'est pas démontré que les fuites aient été organisées par le syndicat défendeur.

La confidentialité à géométrie variable


La confidentialité, pour le juge, n'a donc rien à voir avec le nombre de personnes partageant l'information litigieuse. Dans l'affaire UGC c. CGT, la profession de foi avait été envoyée à 1500 personnes, alors que, dans l'affaire Dr Z., les propos avaient été échangés entre deux personnes. Le critère essentiel est celui de la volonté des auteurs des propos ou écrits litigieux. Ont-ils voulu les faire sortir de l'espace dans lequel ils devaient être confinés ? Si la preuve de cette volonté est apportée, le juge considère que la diffamation non publique est caractérisée.

Reste que c'est alors la distinction avec la diffamation publique qui devient délicate à appréhender, et le critère essentiel semble alors être celui de l'utilisation des médias. Autrement dit, on en revient au principe selon lequel la diffamation publique relève du régime juridique des délits de presse, alors que l'infraction de diffamation non publique relève du droit commun. Autant dire que la nature de l'infraction est définie par son régime juridique, ce qui n'est guère satisfaisant pour l'esprit.

2 commentaires:

  1. Au-delà de votre analyse objective du concept de diffamation non publique, votre présentation permet d'ouvrir un champ d'investigation juridique plus large de la diffamation largo sensu qui s'organise autour de trois réflexions.

    - La complexité du concept.

    Entre approche tautologique (la diffamation est le fait de diffamer) et approche complexe (la diffamation est le fait de multiples éléments objectifs et subjectifs), le législateur français n'a pas encore trouvé la voie médiane permettant à un esprit normalement constitué de s'y retrouver. A bien des égards, la diffamation s'apparente à un mot-valise dont le contenu est d'autant plus difficile à définir que nous sommes confrontés au politiquement correct et à la biendisance.

    - La perplexité du juge.

    Elle résulte de ce qui précède. Les contradictions successives entre les décisions de juridictions de degré différent (instance et appel) et de même degré (chambres de la Cour de cassation) traduisent l'embarras du magistrat alors que son rôle consiste à dire le droit surtout lorsque ce dernier est ambigu, flou, voire volatil.

    - La fragilité du citoyen.

    Une discrimination de fait, si ce n'est de droit, existe entre le justiciable lambda d'une part et, au moins deux autres catégories de justiciables, de l'autre : le journaliste protégé (parfois trop en cas de calomnie qui atteind durablement l'honneur d'une personne qui se trouve salie à vie) par la liberté de la presse et le juge par le délit d'outrage à magistrat (sévèrement réprimé alors que dans le cas inverse le juge est naturellement protégé par la chambre d'instruction composée de ses pairs).

    Dans ce qu'il est désormais convenu de qualifier "d'affaire Fillon/Jouyet", la Justice devra prochainement définir plus précisément les contours du concept de diffamation et se pencher sur le degré de perméabilité entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire.

    "On ne saurait douter de la fragilité des décisions judiciaires. Souvent elles sont bâties sur du sable, celui de notre capacité à démêler le vrai du faux". (Eric de Montgolfier, Un monde pour les aigles, un autre pour les pigeons, Michel Lafon, 2014, p. 27).

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    1. Le concept de diffamation peut-il être défini per se ? Ne doit-il pas, eu égard à la "perplexité du juge " et à la "'fragilité du citoyen", être envisagé en situation ?

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