« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 6 octobre 2014

Cour européenne des droits de l'homme : La révolte britannique

Le ministre de la justice britannique, Chris Grayling, a signé dans le Daily Mail, une tribune extrêmement polémique. Il y affirme la volonté du Royaume-Uni de modifier son système juridique, dans le but de s'affranchir des contraintes imposées par la Cour européenne des droits de l'homme. A l'appui de ce discours, les Conservateurs produisent un projet de réforme du droit britannique, projet qu'ils entendent faire approuver par le Conseil de l'Europe.

Certes, le discours n'est pas sans arrière-pensée politique et la presse française fait observer, à juste titre, que David Cameron est confronté à une double opposition des eurosceptiques, ceux de son propre parti conservateur et ceux de l'Ukip, parti qui était en tête lors des dernières élections européennes au Royaume-Uni. Certes, le Conseil de l'Europe et l'Union européenne sont deux organisations distinctes, mais, aux yeux des Britanniques, la mise en cause de la Convention européenne des droits de l'homme est perçue comme un premier pas vers celle de l'Union européenne, avant le referendum promis pour 2017, referendum qui n'aura lieu que si le parti de David Cameron emporte les prochaines élrctions, et qui portera sur le maintien du Royaume-Uni dans l'Union européenne. 

Ces arrière-pensées politiques existent, mais elles ne suffisent pas à rendre compte de la réalité de la désaffection du Royaume-Uni à l'égard du système de protection des droits de l'homme existant au sein du Conseil de l'Europe. La lecture de la presse, britannique cette fois, montre que seul le Guardian le défend, alors que le Daily Mail , avec d'autres journaux, se réjouit de la fin de "la farce des droits de l'homme". La population, quant à elle, semble partagée entre l'irritation et l'indifférence.

Quelques arrêts cristallisateurs


L'opposition à la Cour européenne s'est cristallisée autour de quelques décisions de la Cour européenne des droits de l'homme, qui ne ménagent pas les autorités britanniques. On se souvient des deux décisions du 7 juillet 2011 Al Skeini c. Royaume Uni et Al Jedda c. Royaume Uni, qui ont condamné le Royaume-Uni pour différentes exactions commises sur des civils par des soldats britanniques en Irak.

De la même manière, une jurisprudence constante sanctionne le droit britannique qui interdit le droit de vote à toutes les personnes détenues. Pour la Cour, une telle interdiction doit être prononcée par un juge et ne saurait s'appliquer à l'ensemble de la population emprisonnée. Inaugurée par une décision Hirst du 6 octobre   2005,  cette jurisprudence a été réaffirmée par un arrêt pilote Greens et M. T. c. Royaume Uni du 23 décembre 2010, qui donnait au Royaume-Uni six mois pour accorder le droit de vote aux détenus. A l'issue de ce délai, le Royaume-Uni n'avait toujours pas obtempéré et une nouvelle condamnation est intervenue avec la décision Firth du 11 août 2014. Entre-temps, la Cour qui avait décidé de suspendre l'examen de ces affaires, a annoncé qu'elle allait examiner presque trois mille de requêtes déposées par des personnes détenues dans les prisons britanniques. Cette décision a été perçue par les eurosceptiques comme une sorte de déclaration de guerre.

Aujourd'hui, la question posée à David Cameron est celle des mécanismes juridiques susceptibles d'être mise en oeuvre pour mettre le droit britannique en conformité avec son discours. 

Une distinction entre la Convention et la jurisprudence de la Cour 


Un rapport publié en février 2011 par" Policy Exchange" intitulé "Bringing Rights Back Home" et signé par Michael Pinto-Duschinsky déclarait déjà que le Royaume Uni était devenu un "sous-serviteur" des juges strasbourgeois, qui n'ont "virtuellement aucune légitimité démocratique". Son auteur, professeur à Oxford et ancien conseiller du gouvernement, étudiait les moyens juridiques de renoncer à la juridiction de la Cour, voire de se retirer de la Convention européenne.

Aujourd'hui, ce travail a été complété par un nouveau rapport, émanant cette fois officiellement du parti conservateur. Il repose sur une idée simple : il faut "rétablir la souveraineté de Westminster". Ses auteurs ne remettent pas en cause l'application par le Royaume-Uni de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Ils contestent en revanche la jurisprudence de la Cour. Celle-ci a en effet élargi considérablement son contrôle. Pour parvenir à un tel résultat, elle s'est appuyée sur l'idée que la Convention est un texte vivant, qui doit donc être interprété à la lumière des évolutions de la société. Le Royaume-Uni estime être lié par le texte de la Convention auquel il a adhéré dès 1950, mais il considère ne pas être lié par des évolutions jurisprudentielles auxquelles il n'a jamais consenti. Il s'agit donc de considérer la Convention européenne comme un traité ordinaire et de réduire la Cour à une sorte de comité consultatif.

Au regard du droit interne britannique, une telle réforme suppose la remise en cause du Human Rights Act de 1998. Celui-ci impose en effet une véritable intégration du droit de la Convention européenne des droits de l'homme dans le système juridique britannique. Il affirme que les juges doivent appliquer les décisions de la Cour et utiliser les modes d'interprétation qu'elle définit pour apprécier la conformité du droit britannique au texte de la Convention. Ce texte, adopté sous le gouvernement de Tony Blair, est aujourd'hui considéré comme une sorte d'épouvantail juridique, présenté comme une véritable menace pour la souveraineté britannique.


The Gate of Calais ou "O, The Roast Beef of Old England". William Hogarth 1748


La feuille de route des Conservateurs


Le projet des Conservateurs prévoit l'adoption d'un nouveau texte remplaçant celui de 1998, intitulé "Déclaration britannique des droits et des devoirs". Elle affirmera l'intégration dans le droit britannique du texte de la Convention européenne des droits de l'homme, mais seulement de son texte. L'interprétation de la Cour européenne pourra être écartée selon les besoins. C'est donc un système d'"opt out" qui est envisagé, le droit britannique pouvant écarter les décisions de la Cour qui ne lui conviennent pas. Le projet prévoit d'ailleurs qu'au regard du droit anglais, la Cour européenne sera désormais considérée comme un "organe consultatif".

D'une manière générale, il s'agit d'affirmer la supériorité de l'interprétation de la Convention par les juges britanniques sur celle des juges de la Cour européenne et donc la spécificité de la situation britannique au sein du Conseil de l'Europe. Au plan politique, cette position n'est guère surprenante, du moins si on la compare à celle que le Royaume-Uni adopte traditionnellement dans ses relations avec l'Union européenne. N'a-t-il pas obtenu, un statut très dérogatoire au sein de l'Union européenne ? C'est ainsi qu'il veut assumer un rôle dirigeant, obtenir les postes les plus élevés au sein de la Commission, juger de la politique monétaire des autres Etats membres, sans pour autant adopter l'Euro...

Observons tout de même que le plan dévoilé par le parti conservateur reste très imprécis. Le texte d'à peine huit pages n'envisage jamais les conséquences juridiques des actions qu'il préconise. Par exemple, l'Accord du Vendredi Saint de 1998 qui a permis de rétablir la paix en Irlande du Nord ("Good Friday Agreement") est une convention internationale enregistrée aux Nations Unies, et approuvée par referendum à la fois en Irlande du Nord et en République d'Irlande. Ce texte prévoit expressément que les deux communautés d'Irlande du Nord seront protégées par les droits garantis par la Convention européenne des droits de l'homme. Doit-on en déduire que les citoyens de la République d'Irlande pourraient les invoquer efficacement devant la Cour européenne, alors que les citoyens britanniques ne pourraient plus le faire utilement ? Il est vrai que ce type de problème relève, le cas échéant, d'un différend entre Etats mais pas de la relation entre le Royaume-Uni et le Conseil de l'Europe.


Force et faiblesse du système européen de protection des libertés


Contrairement à ce qu'affirment certains médias, le texte du parti conservateur ne mentionne nulle part l'éventualité de négociations avec le Conseil de l'Europe. Le statut particulier du Royaume-Uni reposera donc sur la volonté de l'Etat, son affirmation unilatérale de la primauté de son interprétation interne de la Convention européenne des droits de l'homme. Les éventuels débats qu'une telle décision devrait susciter au sein du Conseil de l'Europe n'entrent pas dans les préoccupations britanniques, d'autant que l'organisation internationale n'a guère les moyens de faire pression sur le Royaume-Uni. Peut-on imaginer qu'un Etat de droit, membre fondateur du Conseil de l'Europe, soit suspendu de l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, comme l'avait été la Turquie après le coup d'Etat militaire de 1980, ou la Russie suspendue en 2000 pour sa politique en Tchétchénie ?

La révolte du Royaume-Uni constitue une menace non négligeable pour le système européen de protection des droits et libertés issu de la Convention européenne. D’une part, elle met en cause l’existence même d’un standard européen puisque le droit britannique aurait les moyens de s’affranchir des positions prises par la Cour européenne. D’autre part, elle porte en elle une veritable régression du niveau de protection. Le retour à la lettre de la Convention conduit ainsi à revenir à une conception des libertés remontant à 1950, alors que la plupart des nouveaux droits reconnus aux citoyens sont directement issus de la jurisprudence de la Cour.

Quoi qu’il en soit, la menace est réelle, et le Royaume Uni peut parfaitement la mettre à exécution sans que le Conseil de l'Europe puisse l'empêcher. De manière plus générale, cette révolte montre que les Etats, ou du moins certains d'entre eux, acceptent difficilement l'approfondissement constant du contrôle de la Cour, perçu comme une intrusion dans des domaines relevant de leur souveraineté. A leurs yeux, cet espace commun de libertés n’est plus considéré une plus-value mais comme une contrainte. Certes, pour le moment, cette position s'exprime essentiellement au Royaume-Uni, mais le risque de la contagion ne doit pas être sous-estimé. Cette situation n'est pas entièrement négative. Elle a au moins le mérite de montrer que ce système européen repose, avant tout, sur la volonté des Etats. C'est sa force, mais aussi sa fragilité.


1 commentaire:

  1. Votre analyse juridique peut être complétée par quelques élements d'appréciation dépassant le strict cadre du droit positif.

    1. Un changement d'échelle.

    Tant que les critiques émanaient d'Etats figurant parmi les plus condamnés par la Cour, l'affaire ne portait à conséquence. Aujourd'hui, quand les critiques proviennent du Royaume Uni, l'affaire prend une autre tournure. Ce pays ne peut être suspecté a priori de ne pas être un état de droit menaçant les droits et libertés de ses citoyens.

    2. Le relâchement du lien de confiance.

    La stigmatisation de la jurisprudence de la juridiction de Strasbourg ne peut s'expliquer seulement par la défiance croissante de Londres à l'encontre des institutions européennes (Union européenne, Conseil de l'Europe). Elle est également le signe d'un mal plus profond : la détérioration du lien de confiance entre les Etats membres du Conseil de l'Europe (qui supportent le coût de fonctionnement de la juridiction) et la Cour européenne des droits de l'Homme (qui les jugent). A tort ou à raison, ils estiment que la Cour outrepasse le mandat initial qui lui a été confié par leur adhésion à la Convention européenne de sauvegarde des droits et libertés fondamentales.

    3. Un problème politique

    Les trois conférences sur l'avenir de la Cour organisées depuis 2010 (Interlaken, Izmir et Brighton) se sont contentées d'apporter une réponse procédurale et juridique à un problème éminement politique : rétablir le lien de confiance indispensable entre les Etats et la Cour. Comme souvent dans la pratique de la négociation diplomatique, les 47 Etats membres ont privilégié l'approche Queuille : "il n'y a pas de problème dont l'absence de solution ne finisse pas venir à bout".

    Faute de traiter le mal à la racine, le risque est grand que le patient finisse par pâtir durablement de cette inertie. "La politique consiste à rendre possible ce qui est nécessaire" (Richelieu). A Strasbourg comme dans les capitales concernées, la tyrannie du statu qo tient le haut du pavé !

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