« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 19 mars 2013

Baby Loup : la Cour de cassation malmène le principe de laïcité

L'arrêt Baby Loup rendu le 19 mars 2013 par la Chambre sociale de la Cour de cassation était très attendu. L'affaire était, en effet, très médiatisée, par ceux-là même qui voulaient faire reconnaître la supériorité de la liberté d'expression religieuse sur le principe de laïcité. Force est de constater qu'ils y sont parvenus, au moins provisoirement.

On se souvient qu'en 2008 une employée d'une crèche associative de Chanteloup-les-Vignes avait réintégré son emploi, après cinq années passées en congé maternité et en congé parental. A la reprise de ses fonctions, elle était portait le voile islamique durant son activité professionnelle, en violation du règlement intérieur de l'établissement. Après de multiples mises en garde, elle avait été licenciée pour faute lourde. Le Conseil de Prud'hommes de Mantes la Jolie le 13 décembre 2010, puis la Cour d'appel de Versailles le 27 octobre 2011 avaient alors également considéré que le principe de neutralité s'applique aux employés d'une crèche et confirmé la légalité du licenciement.

La Cour de cassation, quant à elle, se borne à rappeler que le règlement intérieur de la crèche énonce que "la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités développées par Baby Loup". Or, à ses yeux, ce règlement intérieur n'est pas conforme à l'article L 1321-3 du code du travail, qui prohibe toute disposition discriminatoire dans ce type de document. Un raisonnement très simple, pour ne pas dire simpliste, car les questions essentielles ne sont même pas posées. 

Service public et neutralité

La Cour refuse de considérer que la crèche Baby Loup gère un service public. Son refus est toutefois implicite et doit être lu "en creux", par comparaison avec l'autre décision rendue le même jour, concernant cette fois la salariée d'une caisse d'assurance maladie de Seine Saint Denis. Dans son cas, la Cour estime que le principe de neutralité doit s'appliquer, puisque la salariée participe à une mission de service public. A contrario, la Cour considère que l'employée de la crèche Baby Loup n'exerce pas une telle mission, et sa situation relève donc exclusivement du Code du travail. 

Sans doute, mais la Cour d'appel avait pourtant insisté sur la mission de service public de Baby Loup, qui doit " développer une action orientée vers la petite enfance en milieu défavorisé" et s'efforcer " de répondre à l'ensemble des besoins collectifs émanant des familles, avec comme objectif la revalorisation de la vie locale (...) sans distinction d'opinion politique ou confessionnelle". On aimerait tout de même savoir pourquoi la Cour de cassation refuse de considérer ces missions comme relevant du service public. 

La question se pose avant d'autant plus d'acuité qu'un service public peut être assumé par une personne privée, qu'il peut même être payant, tout en restant soumis au principe de neutralité. Surtout, ce raisonnement implicite, qui doit être décrypté à la lumière d'une autre décision, place la Chambre sociale de la Cour de cassation en parfaite contradiction avec la Chambre civile de la même juridiction, ce qui peut sembler fâcheux. Dans une décision du 21 juin 2005, cette dernière a en effet estimé que le règlement intérieur d'un établissement d'enseignement privé géré par une association est tout à fait fondé à interdire le port du voile dans l'enceinte du collège. Une association gérant une crèche n'est pas un service public et n'est pas soumise au principe de neutralité. La même association gérant un collège est un service public et est soumise au principe de neutralité. Le critère de distinction demeure évidemment d'une totale obscurité. 

















  
John Franklin Koenig (1924-1988) Composition abstraite. 
Tentative d'explication de la jurisprudence de la Cour de cassation. 
Collection particulière

Etat et laïcité

La Cour de cassation affirme que "le principe de laïcité instauré par l'article 1er de la Constitution n'est pas applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public". Autrement dit, pour la Cour, la laïcité est un simple synonyme de la neutralité, et les deux termes sont plus ou moins interchangeables. 

Si la neutralité est un principe d'organisation du service public, la laïcité, quant à elle, est un principe d'organisation de l'Etat. Elle impose la séparation entre la société civile et la société religieuse. La laïcité ne suppose pas seulement la neutralité de l'Etat, mais aussi, et surtout l'indépendance de la société civile à l'égard des institutions religieuses. La laïcité consiste donc à faire passer la religion de la sphère publique à la sphère privée. Même si l'on considère que la crèche Baby Loup n'est pas un service public, l'exigence de laïcité n'est pas pour autant nécessairement écartée. 

Liberté de conscience et laïcité

La Cour de cassation l'écarte pourtant, en faisant prévaloir la liberté de conscience et de religion. Là encore, elle procède par affirmation, sans davantage de justification. La Cour déclare pourtant fonder sa décision sur le strict respect de la hiérarchie des normes. Le règlement intérieur de la crèche est donc écarté pour absence de conformité à la norme supérieure, en l'espèce le code du travail qui a valeur législative. Certes, mais pour quel motif la laïcité, qui figure dans l'article 1er de la Constitution est-elle écartée au profit de la liberté de conscience qui figure dans l'article 10 de la Déclaration de 1789 ? Nul n'ignore qu'il n'existe aucune hiérarchie entre les normes de valeur constitutionnelle. Comme toujours lorsqu'il y a conflit de normes, le choix est donc effectué de manière discrétionnaire, pour ne pas dire arbitraire, par le juge. 

On le voit, la décision de la Cour de cassation est le reflet d'un choix du juge, choix qui aurait pu être différent en s'appuyant sur d'autres dispositions constitutionnelles. Heureusement, la liberté de manifester sa religion, comme toute liberté, s'exerce dans le cadre des lois qui la réglementent. Il serait peut-être temps de se demander ce qu'est devenue la proposition de loi déposée en octobre 2011 par madame Françoise Laborde, sénatrice de Haute-Garonne (parti radical). Son objet était "d'étendre l'obligation de neutralité aux structures privées en charge de la petite enfance et d'assurer le respect du principe de laïcité". La loi a été adoptée en première lecture par le Sénat en janvier 2012, puis transmise à l'Assemblée en juillet de la même année. Depuis cette date, nul n'a plus entendu parler d'elle. On attend désormais du législateur qu'il rétablisse un peu de cohérence dans le droit positif.

6 commentaires:

  1. Je trouve votre commentaire empreint de paradoxalité.

    Dans le titre de votre billet, vous indiquez que la Cour de cassation "malmène le principe de laïcité", alors qu'en réalité, entre les lignes, ce sont plutôt les critères de distinction du service public géré par une personne privée qui posent une difficulté dans cet arrêt.

    Par ailleurs, vous rappelez à juste titre que la laïcité concerne le mode d'organisation de l'Etat, tout en regrettant que cette laïcité n'ait pas prévalu pour la crèche Baby-Loups (au profit d'un autre principe constitutionnel, celui de la liberté de conscience)... alors qu'il est difficile d'assimiler justement cette crèche à un service étatique !

    Enfin, on peut se demander ce qu'il reste du principe de non discrimination, porté dans les articles L. 1121-1, L. 1132-1, L. 1133-1 et L. 1321-3 du code du travail par la directive du 27 novembre 2000.

    Si la Chambre sociale avait entendu permettre aux employeurs d'imposer une stricte neutralité dans le cadre des activités privées qu'ils organisent, il paraît difficile d'imaginer ensuite comment ne pas interdire les mêmes signes dans l'espace public, par exemple...

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  2. J'ai du mal à suivre votre raisonnement sur "l'indépendance de la société civile à l'égard des institutions religieuses" (à vrai dire je ne comprends pas cette formule), d'autant que vous venez de dire deux lignes plus haut que la laïcité est un principe d'organisation de l'Etat. Il me semble que vous ne pouvez pas à la fois reprocher à la Cour de cassation de ne pas reconnaître le caractère de service public d'une crèche privée et ensuite lui reprocher de faire prévaloir la liberté individuelle sur la laïcité. Dès lors que la Cour a refusé de considérer la crèche comme un service public, le reste en découle.

    Remarquons au passage que même dans le cadre des collèges et lycées, la laïcité est à géométrie variable puisque le privé sous contrat peut offrir un enseignement religieux, ce que ne fait évidemment pas le public (simplement il ne peut le rendre obligatoire pour les élèves), et avec des conditions légèrement différentes selon la nature du contrat (simple ou d'association). Donc les choses ne sont pas simples, même quand il s'agit de la laïcité... Ce n'est pas à vous que j'apprendrai que la notion de service public est une notion très complexe.

    Cela dit, je vous rejoins sur le dernier point : je trouverais raisonnable d'imposer les mêmes règles à tout établissement accueillant des enfants mineurs, quel que soit leur âge (neutralité des personnels, sauf évidemment pour les enseignements religieux proprement dits, s'ils ont été choisis par les parents).

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  3. Il me semble que la Cour de Cassation est en contradiction avec la jurisprudence du Conseil d'Etat sur la question de savoir si une crèche remplit ou non une mission de service public :

    http://bit.ly/Xp69ST

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  4. L'erreur de Baby Loup n'a-t-elle pas tout simplement été de fonder le licenciement sur une infraction au règlement intérieur plutôt que sur le trouble objectif causé au fonctionnement du service ?

    Par ailleurs, ce même règlement intérieur - qui n'a pas été censuré par l'inspection du travail soit dit en passant, serait-il licite s'il prévoyait l'interdiction du port du voile en présence des usagers de l'association, enfant et/ou parents ?

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  5. Et voies de recours épuisées, le gouvernement ne peut donc plus rien faire… Sauf à aller devant la CEDH pour contester une décision style France (gouvernement) contre France (autorité judiciaire) ? ^^

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  6. @ Thibault

    L'affaire n'est pas finie puisqu'il y a renvoi devant la Cour d'appel de Paris...

    Cette juridiction peut très bien résister sur la question de savoir si l'activité liée à une crèche est une activité relevant d'une mission de service public...

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