« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 30 novembre 2012

Secret des sources v. Secret d'Etat

Le secret des sources des journalistes suscite une jurisprudence toujours plus abondante, dès lors que les médias n'hésitent jamais à saisir le juge lorsqu'ils s'estiment victimes de sa violation. 

Conflit de normes

La Cour européenne, dans l'arrêt Telegraaf Media Nederland Landelijke Media B.V. et autres c. Pays- Bas rendu le 22 novembre 2012, se trouve précisément confrontée à un conflit de normes dans ce domaine. 

D'un côté, le journal néerlandais à grand tirage De Telegraaf et deux de ses journalistes détiennent des documents confidentiels provenant d'une enquête des services de renseignement néerlandais. Ils affirment que ces pièces ont été communiquées aux milieux criminels d'Amsterdam, révélant ainsi des actes de corruption. Ils refusent de remettre les documents aux services néerlandais, en faisant valoir que l'éventuelle présence d'empreintes digitales pourrait permettre d'identifier leurs sources.

De l'autre, ces mêmes services secrets veulent connaître les auteurs d'une divulgation qui constitue une infraction pénale. Ils s'appuient sur la loi néerlandaise qui prévoit le classement de documents confidentiels pour la sécurité publique. 

Convoqués comme témoins dans une procédure engagée contre trois personnes soupçonnées d'avoir divulgué ces documents, les journalistes refusent de répondre aux questions et d'identifier l'un ou l'autre des accusés comme la personne qui leur a transmis ces pièces. Ce refus de coopération suscite une intervention accrue des services, et les journalistes se plaignent d'être surveillés et placés sur écoute téléphonique. Les différents recours introduits par les requérants pour contester à la fois l'ordre de restituer les documents et les mesures de surveillance dont ils font l'objet ont tous été rejetés, les tribunaux néerlandais estimant que la protection des secrets de l'Etat justifie une atteinte aux secrets des sources journalistiques.

La protection des sources, élément de la liberté de presse

Depuis sa décision Goodwin c. Royaume-Uni du 27 mars 1996, la Cour européenne considère le secret des sources comme un élément essentiel de la liberté de presse. Mais l'essentiel de la jurisprudence porte sur des perquisitions effectuées dans les locaux des journaux pour retrouver les informateurs, ou sur des injonctions de révéler leur identité. Dans l'affaire Martin c. France du 12 avril 2012, la Cour rappelle qu'une telle visite constitue toujours une ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression, garanti par l'article 10 de la Convention. Mais cette ingérence peut se révéler "nécessaire dans une société démocratique" lorsqu'elle est prévue par la loi, et a un "but légitime". Tel n'est pas le cas si les informations concernées sont utilisées par la presse pour développer le débat public sur des questions d'intérêt général, par exemple mettre en lumière des actes de corruption, ou s'il s'agit de se saisir de documents déjà publiés dans la presse. 

En l'espèce, les mesures prises contre les journalistes ont officiellement pour objet de trouver des délinquants, et de faire cesser les fuites de documents confidentiels appartenant aux services de renseignement. L'intervention de ces derniers dans le but de découvrir les sources des journalistes constitue effectivement une ingérence dans la liberté de presse. 

Serge Férat 1881-1958
Nature morte aux journaux et aux fruits

La protection des sources peut céder devant l'intérêt supérieur de l'Etat

La Cour fait néanmoins observer que cette ingérence est "prévue par la loi". Comme les Etats Unis et la Grande Bretagne, les Pays Bas se sont dotés, après le 11 septembre 2001, d'une législation anti-terroriste votée en 2002, autorisant largement l'intervention de services de renseignement pour assurer la sécurité de l'Etat. Aux yeux de la Cour, la protection des sources n'est pas un droit absolu, et peut céder devant les intérêts supérieurs de l'Etat, notamment lorsque, comme en l'espèce, ces services sont victimes de fuites dont ils doivent rechercher l'origine. 

Cette affirmation constitue, en soi, une évolution de la jurisprudence de la Cour. Alors que toutes les décisions précédentes affirment la supériorité de la protection des sources journalistiques sur d'autres intérêts, l'arrêt du 22 novembre 2012 énonce que les intérêts de l'Etat peuvent être quelquefois justifier une atteinte à la protection des sources. 

Le recours des journalistes hollandais est-il pour autant rejeté ? Non, car la Cour se place finalement sous l'angle de la compétence. Les services spéciaux peuvent, en effet, dans le cadre de la loi qui les y autorise, considérer qu'il est nécessaire d'enquêter dans la vie privée et professionnelle des journalistes pour trouver leurs sources. Mais les mesures de surveillance, affirme la Cour, doivent impérativement être décidées par un juge ou une autorité indépendante. Or, la loi néerlandaise, assez semblable au Patriot Act américain, donne aux services de renseignement une large autonomie pour définir l'objet et les moyens de leurs enquêtes. C'est donc sur ce point, et seulement sur ce point, que le droit néerlandais est sanctionné par la Cour. 

Au-delà de la simple question de la protection des sources, la décision révèle une tendance de la Cour européenne, d'ailleurs relayée par les juges internes, visant à réintégrer dans le droit commun ces législations anti-terroristes. Adoptées à la hâte après le 11 septembre, méprisant le plus souvent les principes fondamentaux des droits de la défense et de la séparation des pouvoirs, ces lois reposaient sur la peur et le réflexe sécuritaire. Les juges, et la Cour européenne la première, détruisent peu à peu ce droit d'exception et font prévaloir les principes de l'Etat de droit. 


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