« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 3 novembre 2011

Charlie, la Charia et le droit au blasphème


En matière de libertés publiques, rien n'est jamais acquis. La liberté d'expression semble pourtant solidement ancrée dans le droit positif. L'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme rappelle que "la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme". 

Chacun sait qu'un incendie a détruit, dans la nuit du 1er au 2 novembre 2011, les locaux de Charles Hebdo, au moment où sortait un numéro spécial consacré à la Charia, dont Mahomet était censé être le rédacteur en chef. Bien entendu, les auteurs de l'attentat demeurent pour le moment inconnus, et il faut espérer qu'ils seront rapidement arrêtés et jugés. 

Danger des amalgames

Certains sont tentés de faire un parallèle avec une autre affaire qui agite les esprits depuis quelques jours. Des catholiques intégristes jugeant blasphématoire une pièce de Romeo Castellucci, "Sur le concept du visage du fils de Dieu" ont en effet manifesté à plusieurs reprises et empêché le spectacle de se dérouler dans des conditions normales. Le parallèle a d'ailleurs été fait par le ministre de l'intérieur lui-même qui, commentant l'incendie de Charlie Hebdo, a déclaré " Les intégristes chrétiens, comme vous les qualifiez, protestent. Ils expriment aussi des opinions, ils ne brûlent pas". Il serait sans doute inopportun de rappeler au ministre de l'intérieur que le cinéma Saint Michel a précisément brûlé en 1988 pour avoir programmé le film de Martin Scorcese, "La dernière tentation du Christ"...

Cet amalgame est évidemment dangereux. D'une part, en opposant deux communautés religieuses, il laisse entendre que le caractère inacceptable de l'attentat commis contre les locaux de Charlie Hebdo rendrait acceptable l'atteinte commise à la liberté d'expression théatrale. Le ministre de l'intérieur, par ailleurs ministre des cultes, est pourtant chargé de faire respecter la loi, quelle qu'elle soit. Et si on se réjouit que les intégristes chrétiens n'aient pas mis le feu au théâtre de la Ville, si l'on admet bien volontiers que leur action n'a pas créé de dommages comparables à ceux subis par Charlie Hebdo... cette situation ne retire rien à l'illégalité de leur action. 

A la place d'un amalgame, c'est au contraire une distinction qui doit être réalisée entre deux actions bien différentes, qui n'ont évidemment pas la même gravité, et qui portent atteintes à deux libertés connexes, mais distinctes. L'action des intégristes chrétiens relève de l'atteinte à la liberté d'expression, alors que l'attentat contre Charlie Hebdo viole la liberté de presse qui fait l'objet d'une protection spécifique.

Le théâtre et la police générale

Un théâtre est un espace de liberté d'expression, liberté organisée selon le régime répressif. Ce terme, probablement mal choisi, désigne une liberté qui s'exerce librement, son titulaire pouvant éventuellement être condamné a posteriori par le juge pénal, en particulier s'il a usé de sa liberté d'expression de manière attentatoire à l'ordre public. Conformément à ces principes, l'ordonnance du 13 octobre 1945 relative aux spectacles a donc levé la censure qui pesait sur le théâtre. La loi du 18 mars 1999 a ensuite unifié le régime juridique des manifestations artistiques. 

La Cour européenne des droits de l'homme rappelle, dans sa décision Ulusoy c. Turquie du 3 mai 2007 que la liberté d'expression théâtrale est protégée par l'article 10 de la Convention selon lequel "Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière". 

De ces dispositions, on déduit que le régime des théâtres relève de la police générale. Cela signifie que les autorités publiques n'ont pas le droit d'interdire une représentation, et qu'elles doivent mettre en oeuvre tous les moyens à leur disposition pour garantir la liberté d'expression. Depuis le célèbre arrêt Benjamin de 1933, le juge administratif apprécie l'effectivité et la proportionnalité des moyens mis en oeuvre pour permettre l'exercice de la liberté d'expression. Conformément à cette jurisprudence, les représentations théâtrales doivent se dérouler aussi normalement que possible, sous la protection des forces de police si elle s'avère indispensable. 

Rappelons par ailleurs qu'un théâtre est un espace clos auquel on accède en payant sa place. Nul n'est contraint d'assister à une représentation, et la sanction la plus lourde pour une pièce de théâtre inutilement provocante est celle du public qui, dans sa grande sagesse, laisse la salle vide.

La "Une" de Charlie Hebdo du 2 novembre 2011
La liberté de presse et la police spéciale

De la même manière, nul n'est tenu d'acheter Charlie Hebdo, mais ce journal a évidemment le droit d'exprimer ses opinions, même particulièrement caustiques envers une religion. Facette de la liberté d'expression, la liberté de presse est soumise au même régime répressif, et chacun a donc le droit d'exprimer librement son opinion dans un journal. 

A la différence de la liberté d'expression théâtrale, la liberté de presse est cependant une police spéciale. Elle relève de la célèbre loi du 29 juillet 1881, dont on a vu récemment qu'elle s'appliquait également à l'expression sur internet. Sur le fond, elle prévoit des délits de presse limitativement énumérés et contrôlés par le juge pénal. 

Au strict plan juridique, le numéro de "Charia Hebdo" ne pose guère de problème, dans la mesure où la jurisprudence est très nette depuis la célèbre affaire des caricatures de Mahomet. La publication d'une série de douze dessins dans le journal danois Jyllands-Posten le 30 septembre 2005 avait engendré de nombreuses manifestations, dont certaines très violentes, de la part de différents mouvements musulmans. Plusieurs journaux, dont Charlie Hebdo, avaient pris l'iniative de reproduire ces dessins, pour affirmer leur attachement à la liberté de presse, et leur solidarité à l'égard du caricaturiste danois qui était l'objet de menaces.  

A l'époque, certains mouvements musulmans avaient engagé des poursuites pour "injure" envers un groupe de personnes à raison de leur appartenance à une religion déterminée, délit prévu par l'article 33 al. 3 de la loi de 1881. Le tribunal correctionnel a relaxé les prévenus le 22 mars 2007 après avoir examiné en détail les différents dessins, estimant avec sagesse qu'ils participaient à "un débat d'idées sur les dérives de certains tenant à un Islam intégriste ayant donné lieu à des débordements violents"

La Cour d'appel de Paris, statuant le 12 mars 2008, a confirmé cette argumentation. Contrairement au tribunal de première instance, elle n'examine pas chaque caricature successivement, mais les regroupe dans une même analyse. Elle note que les dessins visent une fraction de la communauté musulmane, et non son ensemble, et qu'ils ne sauraient être qualifiés d'"injure" puisqu'ils ne comportent aucune attaque personnelle et directe dirigée contre un groupe de personnes.

Si le numéro spécial de Charlie Hebdo avait fait l'objet d'un recours, on peut penser que la liberté de presse aurait fait l'objet d'une protection identique par les juges... 

Le droit au blasphème

Qu'il s'agisse de l'expression théâtrale ou de la liberté de presse, les deux affaires rappellent que les convictions religieuses ne sauraient en soi fonder une atteinte à la liberté d'expression.

C'est évidemment plus facile d'accepter l'exercice de cette liberté quand elle véhicule des informations ou des idées considérées comme inoffensives, indifférentes, voire bien pensantes. C'est  plus difficile quand elle développe des idées qui heurtent, choquent ou simplement dérangent. Le blasphème est une appréciation, un jugement de valeur reposant sur la foi religieuse. Dans une société laïque, chacun peut librement considérer tel ou tel acte comme blasphématoire, mais ce sentiment relève de l'intimité de la vie privée, et ne saurait être imposé à tous. Le blasphème ne peut pas être pris en considération par le droit, et, d'une certaine manière, le droit au blasphème est un élément de la liberté d'expression.

Ce débat d'aujourd'hui nous ramène deux siècles en arrière, plus précisément sous la Restauration, l'époque de la loi sur le sacrilège (1825) et de la loi dite "de justice et d'amour" (1827). La première prévoyait la condamnation à mort par décapitation de tout profanateur, notamment lorsque la profanation touchait des hosties consacrées. La seconde muselait la presse, en particulier en cas de propos offensants pour la religion.. Veut-on vraiment revenir à cette période d'obscurantisme ?

C'est précisément la force d'une société laïque et pluraliste d'accepter tous les débats, car le respect de toutes les croyances va de pair avec la liberté de critiquer les religions, quelles qu'elles soient. 


3 commentaires:

  1. Merci Madame pour cet excellent blog et ce très bon article.

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  2. Merci beaucoup. Ce blog est aussi le vôtre. N'hésitez pas à poster vos commentaires.

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    1. Pourquoi pas Dieudonné aussi alors?

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