« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 15 août 2011

"Omerta dans la police" : l'obligation de réserve des agents publics


Le tribunal administratif de Paris a rejeté, le 13 août, la  demande de suspension en référé de la mesure disciplinaire qui frappe madame Sihem Souid. Le 26 juillet dernier, le conseil de discipline avait proposé de lui infliger une sanction de 18 mois d'exclusion, dont 12 mois ferme, sanction réduite l'après midi même par le ministre de l'intérieur à 6 mois ferme, sans doute pour montrer sa grande clémence... 
L'origine de cette sanction réside dans la publication d'un livre "Omerta dans la police" paru en octobre 2010 aux éditions du Cherche Midi, écrit avec le soutien de Jean Marie Montali, directeur de la rédaction de France Soir. L'auteur y dénonçait un "climat délétère" dans les services de la police de l'air et des frontières (PAF) où elle exerçait ses fonctions, décrivant un univers de travail dominé par le racisme, l'homophobie et le sexisme.
La décision du  juge administratif ne présente, en soi, qu'un intérêt limité, dans la mesure où il ne se prononçait pas au fond, mais seulement sur des mesures d'urgence. Sur ce point, il n'est  pas surprenant qu'il ait refusé la suspension de la sanction. Les avocats de la plaignante avaient eu l'idée étrange d'invoquer le fait qu'elle se trouverait en "grande précarité" du fait de cette exclusion de six mois, alors même que les tirages de son livre sont excellents.
L'intérêt de cette affaire est bien davantage dans le débat qu'elle suscite sur l'obligation de réserve des agents publics. Plusieurs questions doivent être posées pour cerner cette notion.
1ère question : Mme Souid est-elle soumise à l'obligation de réserve ?
La réponse est incontestablement positive. L'article 25 du statut de lafonction publique soumet les fonctionnaires à un "devoir de discrétion" qui implique la non divulgation des faits, informations ou documents dont ils ont connaissance dans l'exercice de leurs fonctions. Ce devoir cède cependant, très logiquement, devant l'obligation de communiquer aux administrés les documents administratifs communicables au sens de la loi du 17 juillet 1978.
La notion de devoir de réserve est quant à elle d'origine jurisprudentielle.  Elle apparaît dès 1935, dans un arrêt du Conseil d'Etat Bouzanquet, pour fonder la sanction frappant un employé à la chefferie du Génie à Tunis, qui avait tenu des propos publics très critiques à l'égard de la politique du gouvernement.  Elle impose à l'agent une certaine retenue dans l'expression, lui interdit  d'utiliser sa fonction pour d'autres finalités que celles qui lui sont attachées, par exemple à des fins de propagande politique ou de dénigrement. La réserve apparaît ainsi comme un des instruments juridiques destinés à garantir la neutralité du service public. 

Il est vrai que Mme Souid, contrairement à ce qui été largement repris dans la presse, n'a pas la qualité de fonctionnaire. Elle est "agent de sécurité de la police nationale", ce qui signifie qu'elle a été recrutée avec un contrat de trois ans renouvelable. Elle a ensuite bénéficié de 14 semaines de formation avant de rejoindre les services de la police nationale pour y exercer des fonctions de soutien.
Bien qu'elle ne soit pas soumise au statut de la fonction publique, Mme Souid doit néanmoins respecter l'obligation de réserve. D'une part, la jurisprudence affirme que « le devoir de réserve s'impose à tout agent public. » ( par exemple : Conseil d'Etat, 13 mars 2006, Maison deretraite de Gerbeviller), qu'il soit fonctionnaire ou contractuel. D'autre part, le réglement général d'emploi de la police nationale (RGEPN) rappelle les droits et obligations de tous les personnels concourant aux missions de police, quel que soient leur statut, leur grade ou leur fonction. Signé par le ministre de l'Intérieur, il précise, dans son art. 113-10 que "l'obligation de réserve et de discrétion s'applique à tous les policiers et concerne tous les faits, les informations ou les documents dont ils ont une connaissance directe ou indirecte dans l'exercice ou à l'occasion de leur profession". Ce texte, actuellement l'arrêté du 6 juin 2006, s'impose par la voie hiérarchique à chacun des agents concernés. 

Dans ces conditions, il ne fait donc guère de doute que Mme Siad est effectivement soumise à l'obligation de réserve. 

2ère question : Les faits dont on accuse Mme Souid sont-ils constitutifs d'un manquement à l'obligation de réserve ?
La réponse sur ce point doit être plus nuancée. On peut évidemment considérer, et c'est la position du ministère de l'Intérieur, que le manquement à l'obligation de réserve a une nature purement objective, et serait constitué dès qu'une information concernant le service est divulguée, quelle que soit cette information. Selon cette définition étroite, le manquement à l'obligation de réserve est évidemment constitué.
On doit tout de même observer que cette position extrême n'est pas celle de la jurisprudence. Le juge considère au contraire que l'obligation de réserve ne pèse pas avec la même intensité sur chaque agent public. Ceux qui sont dans une position hiérarchique élevée (ambassadeur, préfet..) ou qui sont placés sous un statut particulier (militaires) y sont soumis de manière plus rigoureuse. En revanche, les agents subalternes et ceux qui disposent d'un mandat syndical bénéficient d'une plus grande liberté de parole (CE 18 mai 1956, Boddaert).
Si on reprend le cas de Mme Souid, on doit constater qu'elle est bien loin d'exercer une fonction supérieure, la mission des ADS relevant du soutien, et n'impliquant aucune participation directe à la mission de lutte contre la délinquance. Il est donc possible de considérer que l'obligation de réserve qui pèse sur elle ne lui interdit pas toute expression. 
Peut être serait il même possible de considérer que le dénonciation de comportements illégaux à laquelle elle se livre dans son livre remplit une mission d'intérêt général assez proche de l'action syndicale ?
3è question : La sanction infligée à Mme Souid est-elle proportionnée à la gravité du manquement à ses obligations ?
On sait que le juge administratif a tendance à accroître l'intensité de son contrôle sur les sanctions disciplinaires. Dans la célèbre affaire Matelly du11 janvier 2011, il a ainsi annulé la révocation d'un officier de gendarmerie, considérée comme "manifestement disproportionnée" par rapport aux faits reprochés à cet officier.
La comparaison entre les deux affaires est précisément très éclairante. Dans la décision Matelly, le manquement à l'obligation de réserve était d'autant plus évident que l'intéressé était soumis au statut des militaires, évidemment plus rigoureuse en ce domaine que le statut de la fonction publique civile. Et l'officier avait signé un article contestant ouvertement la politique du gouvernement en matière de regroupement des forces de sécurité. D'une certaine manière, il critiquait le droit existant, en l'espèce la loi du 3 août 2009 sur la gendarmerie.
Dans l'affaire Souid au contraire, l'intéressée est sanctionnée pour avoir dénoncé des comportements constitutifs d'infractions pénales (discrimination, harcèlement, etc..). Elle ne critique pas le droit existant, mais dénonce au contraire des violations du droit.
La question de la proportionnalité de la sanction est évidemment posée dans une telle situation. Mme Souid fait l'objet d'une exclusion de 18 mois, dont 12 avec sursis, l'une des sanctions les plus lourdes, derrière la révocation et la radiation des cadres.
4è question : Quelles sont les bornes de l'obligation de réserve ?
Se pose alors la véritable question de savoir quelles sont les bornes de l'obligation de réserve. Elle ne saurait évidemment pas contraindre un agent à un silence absolu. Dès lors que les procédures internes ne permettent pas de faire aboutir des plaintes portées contres ces comportements illégaux, doit-on nécessairement considérer comme illicite le fait de les porter sur la place publique ? L'utilisation des médias ne peut il jamais être le moyen de susciter une enquête qu'il a été impossible d'obtenir par d'autres moyens ? Sur ce plan, l'affaire Souid offre peut être au juge l'opportunité de préciser dans quels cas la liberté d'expression doit prévaloir sur l'obligation de réserve. 
La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme devrait inciter le juge à s'interroger sur cette question. En effet, dans une affaireGuja c. Moldavie du 12 février 2008, elle a été amenée à considérer qu'un fonctionnaire, même soumis à l'obligation de discrétion et de réserve, pouvait invoquer l'article 10 de la Convention européenne consacrant la liberté d'expression. Et sa décision est très éclairante : ".
"En ce qui concerne les agents de la fonction publique, qu’ils soient contractuels ou statutaires, la Cour observe qu’ils peuvent être amenés, dans l’exercice de leur mission, à prendre connaissance d’informations internes, éventuellement de nature secrète, que les citoyens ont un grand intérêt à voir divulguer ou publier. Elle estime dans ces conditions que la dénonciation par de tels agents de conduites ou d’actes illicites constatés sur leur lieu de travail doit être protégée dans certaines circonstances (…)". 

La Cour observe cependant que "la divulgation au public ne doit être envisagée qu’en dernier ressort, en cas d’impossibilité manifeste d’agir autrement (...). Dans un système démocratique, les actions ou omissions du gouvernement doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi des médias et de l’opinion publique. L’intérêt de l’opinion publique pour une certaine information peut parfois être si grand qu’il peut l’emporter même sur une obligation de confidentialité imposée par la loi "

Nul doute que si elle n'obtient pas satisfaction devant les juges internes, Mme Souid saura se souvenir de cette intéressante décision de la Cour européenne.. On ne peut s'empêcher de penser toutefois qu'il est tout de même fâcheux de laisser à la jurisprudence européenne le soin de résoudre un problème auquel le législateur devrait s'intéresser.

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