« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 18 août 2011

Le parquet européen, c'est pas demain la veille

Le 14 août 2011, l'Assemblée nationale a adopté une résolution européenne dans laquelle elle "souhaite la création d'un parquet européen compétent, dès l'origine, en matière de lutte contre la criminalité". ..




La "résolution européenne"

Devons nous en déduire que nos honorables parlementaires se sont réunis pendant le grand week end de l'Assomption pour se pencher sur l'approfondissement de l'espace pénal européen ? Certes non, car cette "résolution européenne" a été adoptée selon la procédure précisée dans l'article 151-7 du règlement de l'Assemblée. La Commission des affaires européenne peut en effet proposer des résolutions qui, selon leur thème, sont ensuite examinées par une commission permanente, celle qui est la plus compétente sur le fond. Celle qui nous intéresse, issue d'une initiative de M. Geoffroy (UMP Seine et Marne) et de Mme Karamanli (PS Sarthe) a donc été transmise à la Commission des lois. Celle-ci a alors le choix entre rejeter la proposition, l'inscrire à l'ordre du jour pour qu'un débat soit organisé, ou encore… ne rien faire. C'est cette dernière option qui a été choisie en l'espèce. Dans ce cas, la résolution est considérée comme adoptée à l'issue d'un délai de 15 jours après la transmission à la commission compétente. Et c'est ainsi qu'une résolution est adoptée le 14 août..

Une histoire ancienne...

Le fondement juridique de ce ministère public européen réside dans l'article 86 du traité de Lisbonne, entré en vigueur le 1er décembre 2009. Il prévoit la faculté "pour tout ou partie des Etats membres, d'instituer un parquet européen". Le rapport du Conseil d'Etat publiée en février 2011 sur cette question note cependant que la réflexion sur ce sujet a "près de 40 ans". En substituant les ressources propres des communautés aux contributions financières des Etats, le traité de Luxembourg de 1970 portait déjà en germe l'idée que les intérêts financiers de l'Union justifient la mise en place d'instruments de contrôle spécifiquement européens. Avec la construction de l'espace judiciaire européen, l'idée de créer un procureur européen a fait son chemin, à travers de multiples sommets et de multiples rapports, jusqu'au traité de Lisbonne.

Qui s'opposerait, à part quelques eurosceptiques pathologiques, à une idée aussi excellente ? Un parquet européen permettrait de lutter plus efficacement contre la criminalité transfrontière, qu'elle soit purement financière ou étendue à l'ensemble de la criminalité organisée. Surtout, un parquet européen contribuerait au rapprochement des systèmes pénaux autour de standards européens. A ce titre, il jouerait un rôle unificateur et formateur, surtout au moment précis où l'Union européenne se prépare à adhérer à la Convention européenne des droits de l'homme.

Alors pourquoi en sommes nous toujours à voter des résolutions pour vanter les bienfaits du parquet européen, sans pour autant dépasser le stade déclaratoire ?

Pieter Brueghel. Intérieur d'un cabinet de procureur
Un enjeu de pouvoir

On sait que le droit européen est partagé entre deux traditions. Les communautés européennes, et notamment le droit de la Cour de Justice, se sont construites à partir de la tradition continentale du droit écrit romano-germanique. Peu à peu, le droit de la "Common Law" d'origine anglo-saxonne a été également pénétré le droit européen, à travers notamment le droit pénal et les principes posés par la Cour européenne. De quel système s'inspirera l'institution du parquet eruopéen ? C'est évidemment un enjeu de pouvoir qui conditionne l'ensemble des négociations.

Obstacles juridiques

La réforme rencontre d'abord des obstacles juridiques. Le premier d'entre eux est l'étendue de la compétence de cette structure nouvelle. Le traité de Lisbonne mentionne les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union, mais aussi à la "criminalité grave ayant une dimension transfrontière". Or on sait que la notion de "criminalité organisée" ou de "grande criminalité" n'est pas définie de la même manière par l'ensemble des Etats membres. Ces divergences conduisent à noter l'hétérogénéité des normes et des systèmes qui risque de susciter de grandes difficultés d'articulation entre le parquet européen et les droits nationaux.

Europe intergouvernementale ou intégration ?
Mais la plus grande difficulté est sans doute de nature politique. La création d'un parquet européen est en effet au cœur du débat entre la vision intergouvernementale de l'Union européenne et le souhait d'une intégration plus grande vers un système qui se rapproche du fédéralisme. Dans son rapport, le Conseil d'Etat ne s'y trompe pas, et plaide pour une vision quelque peu étriquée, qu'il appelle "réaliste" du procureur européen. A ses yeux, il est impossible d'envisager une institution unique, centralisée, ayant compétence ratione loci sur l'ensemble du territoire l'Union. Le "parquet réaliste" qu'il propose serait donc une institution collégiale, composée d'un représentant par Etat membre pour la décision d'engager les poursuites. Ensuite, ces poursuites seraient diligentées par des "délégués nationaux" décentralisés dans chaque Etat.

Cette proposition vise en réalité à replacer le procureur européen dans une perspective intergouvernementale, alors qu'il en est la négation même. Par son existence même, il remet en cause l'Europe des Etats pour privilégier l'intégration. Il considère en effet le territoire de l'Union comme un champ de compétence unique, alors que ce que l'on appelle l'"espace de liberté, de sécurité et de justice" initié à Tempere en 1999, s'est essentiellement traduit par la création d'Eurojust, c'est-à-dire d'une organisation intergouvernementale dont on connait par ailleurs la relative inefficacité. On ajoutera, pour faire bonne mesure, que la Grande Bretagne, dont on connaît l'attachement à l'Union européenne, ainsi que l'Irlande ont choisi de ne pas participer à la coopération judiciaire en matière pénale. Par les protocoles 21 et 22, elles ont cependant obtenu de pouvoir participer au Parquet européen, lorsqu'elles le souhaiteront, par une simple demande (clause "opt in").

Devant ces difficultés de la coopération intergouvernementale, on peut s'interroger sur les chances de la procédure d'adoption prévue par l'article 86 al. 1 TFUE. Il précise en effet que le Conseil peut créer le parquet européen "par voie de réglements" adoptés à l'unanimité. Or, les adhésions britannique, irlandaise, et probablement polonaise à cette réforme semblent bien peu probable. Pourquoi alors ne pas utiliser le système des coopérations renforcées, qui est autorisé par l'alinéa 2 de ce même article 86 ? Il permet à 9 Etats "motivés" de créer ce parquet européen… et d'amorcer un véritable espace judiciaire européen, même s'il est géographiquement plus réduit ?

A ce titre, le procureur européen constitue peut être le moyen de faire renaître une "petite Europe" mieux intégrée, dotée d'une gouvernance plus efficace... on rêve..

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